Le Nigeria et le Tchad refilent Boko Haram au Cameroun

L’accord isole le Cameroun dans la lutte contre la secte.
Il a fallu attendre le communiqué du ministère des Affaires étrangères du Tchad, le 17 octobre 2014, pour donner sens aux pourparlers engagés entre le gouvernement nigérian et la secte Boko Haram.[pagebreak] Sous l’égide de ce pays et de l’Arabie Saoudite comme le confirment certaines sources, les deux parties en contact depuis juillet 2014, sont parvenues à l’issue de deux importantes rencontres, les 14 et 30 septembre 2014, à esquisser au Tchad les contours d’une solution négociée. Ces informations ont d’ailleurs été confirmées, le 18 octobre 2014 à Radio France Internationale (RFI), par le ministre tchadien des Affaires étrangères, Moussa Faki Mahamat. Ainsi donc, au moment où les chefs d’Etat des pays membres de la Commission du bassin du Lac Tchad (Cblt) et celui du Benin se réunissaient à Niamey le 07 octobre 2014, deux pays concernés par le conflit discutaient discrètement avec la secte.
A l’insu, au moins, du Cameroun. «Dans un premier temps, Boko Haram s’est engagé à libérer les otages chinois et camerounais. Ensuite, il s’est engagé à annoncer un cessez-le-feu qui devrait être suivi immédiatement par une déclaration de cessez-le-feu du gouvernement nigérian. Il s’est engagé également à libérer les filles prises en otage à Chibok. En contrepartie, le gouvernement du Nigeria, également, devrait libérer un certain nombre de partisans de Boko Haram se trouvant dans les prisons nigérianes», a déclaré Moussa Faki à Rfi.

MENSONGES
Le médiateur présente donc les discussions comme inclusives, c’est-à-dire qu’elles prennent en compte les intérêts du Cameroun. Or, la libération des 27 otages enlevés au Cameroun dont 10 Chinois à Waza dans la nuit du 16 au 17 mai 2014, et de 17 Camerounais lors de l’attaque de Kolofata le 27 juillet 2014, ne peut être la résultante de ces concertations nocturnes. Et pour cause : les négociateurs camerounais sont connus, le sacrifice consenti également dont la libération d’une trentaine de membres de la secte et le versement d’une confortable rançon. Le Cameroun n’a d’ailleurs, par le passé, jamais payé un tarif aussi élevé, si l’on prend en considération la qualité des membres de la secte relâchés par le Cameroun.

Des spécialistes camerounais et nigérians s’accordent déjà à dire que si ces pourparlers étaient un tant soit peu inclusives, si la libération des 27 otages enlevés au Cameroun faisait partie du «pacquage de bonnes dispositions », ils auraient eu assurément des retombées positives sur les combats qui se déroulent notamment le long de la frontière entre la région de l’Extrême-Nord et l’Etat de Bono, totalement contrôlé côté nigérian par la secte. Or, qu’est-ce qui est constaté depuis la libération des otages camerounais, le 10 octobre 2014 ?

Une intensification des affrontements entre l’armée camerounaise et les combattants de Boko Haram. C’est ainsi que la ville frontière de Fotokol est quotidiennement pilonnée par la secte. Le 15 octobre 2014, elle a lancé une attaque audacieuse sur Amchidé et Limani qui s’est soldée par la mort de huit éléments du Bataillon d’intervention rapide (BIR) et d’une dizaine de civils… Une situation qui contraste avec l’accalmie curieusement relevée au cours de la même période dans l’Etat de Borno. De fait, l’intensification des combats entre l’armée camerounaise et les combattants de la secte est la preuve que les deux parties en pourparlers au Tchad respectent déjà une sorte de gentlemen’s agreement, bien que le paravent publiquement affiché, à savoir la libération des 219 lycéennes de Chibok, ne se soit pas encore traduit dans les faits, ni que des membres de Boko Haram emprisonnés au Nigeria n’aient encore été officiellement relaxés.

Dans ces conditions, au-delà des engagements pris, quel a donc été le gage de bonne volonté donné par l’armée nigériane à la secte pour pousser celle-ci à l’application du cessez-le feu et mettre un terme aux combats dans la mesure où c’est elle qui avait l’initiative sur le terrain ? L’une des réponses à cette question pourrait se retrouver dans les bombardements menés par l’aviation nigériane le 08 octobre 2014 sur l’une des principales bases de la secte à Woulgo, à environ 17 kilomètres de Fotokol. En effet, cette opération braque les projecteurs sur les dessous de l’accord arrêté entre le Nigeria et la secte d’où se dégage déjà une première conclusion : à savoir que l’aviation nigériane ne pouvait se permettre d’attaquer, le 08 octobre 2014, l’une des plus importantes bases de Boko Haram sans remettre en cause les acquis de Ndjamena et donc, si l’on en croit le ministre Moussa Faki Mahamat, la libération des otages chinois et camerounais intervenus deux jours plus tard.

Ou l’aviation nigériane a bombardé la base de Woulgo, et Boko Haram ne lui en a pas tenu rigueur et a continué d’appliquer strictement les engagements de Ndjamena  débouchant sur la libération de 27 otages deux jours plus tard ; une posture pour la moins curieuse pour un groupe armé habitué à rendre coup pour coup. Ou l’aviation nigériane a effectivement effectué une opération de ravitaillement de la secte. La seconde hypothèse est aujourd’hui la plus plausible selon plusieurs observateurs. Déjà, diverses sources à Gambarou et dans ses environs s’étaient interrogées sur le contenu des caisses larguées par les avions et qui ne donnaient lieu à aucune explosion.

Pis, toutes les explosions se sont produites loin du camp, d’où l’absence de dégâts. Après pourtant de longues heures de «bombardement ». Plus troublant, le 09 octobre 2014, six camions remplis de munitions de tous calibres sont entrés dans la ville de Gambarou. Depuis lors, la secte ne compte plus ses munitions. Elle tire, de jour comme de nuit, des obus sur la ville frontière de Fotokol.  

INTÉRÊTS
L’accord de cessez-le-feu entre le Nigeria et Boko Haram consacre à court terme les intérêts des deux protagonistes. Il permet à l’armée nigériane de souffler et de se réorganiser, elle qui n’a jusqu’ici pu faire efficacement face à la secte et dont la chute de Maïduguri, capitale de l’Etat de Borno, aurait pu achever une réputation sérieusement entamée par une série de défaites. Pour sa part, la secte desserre l’étau autour d’elle, que les différents dispositifs en chantier, dont un maillage plus accru du Lac Tchad, auraient sérieusement étouffé.

Désormais, elle peut se concentrer sur un seul front : celui du Cameroun, seul pays à porter le fardeau de la guerre. La pression sur le front est d’ailleurs montée ces derniers jours avec le transfèrement en première ligne, des unités aguerries de Boko Haram qui se battaient jusqu’ici à l’intérieur du Nigeria. L’accord lui permet d’ignorer la menace intérieure pour tenter d’étendre ses tentacules vers le Cameroun. A moyen terme, cet accord comporte de sérieuses limites. En renonçant de reconquérir les territoires de Boko Haram, le Nigeria accepte que la secte se mette à l’école de l’administration. Elle va désormais parfaire sa gestion des villes et villages, enrôler en toute «légalité» dans les territoires sous son contrôle, ouvrir des camps d’entraînement à ciel ouvert qui pourront accueillir tranquillement les djihadistes du monde entier y compris des pays qui pensent aujourd’hui que cet accord leur est bénéfique.

Jusqu’au jour, où, sûre de sa force et profitant d’une circonstance, elle ne rompt le cessez-le-feu. Pas besoin d’être devin pour comprendre que le Cameroun est bien le dindon de la farce dans cet accord concocté par le Nigeria et le Tchad. La nouvelle donne lui impose donc de revoir sa stratégie. Et la lucidité d’admettre qu’il va en payer un prix plus élevé pour arriver à bout de la secte. «Cet accord est un coup de poignard dans le dos. Il sied parfaitement à la devise selon laquelle les pays n’ont pas d’amis mais que d’intérêts.

Quel que soit le bout par lequel vous analysez le problème, nous sommes le plus grand lésé de l’affaire. En prenant même l’hypothèse la plus heureuse, à savoir qu’à terme, Boko Haram et le gouvernement nigérian parviennent à une solution négociée, ils vont nous refiler les milliers de combattants de nationalités camerounaise et tchadienne dont le nombre ne cesse de croître. C’est un problème global, qui est né au Nigeria. Le Cameroun va faire face à ce nouveau développement et surmonter cette difficulté. Le Nigeria, avec cet accord, devient officiellement la base arrière de Boko Haram. C’est de ce pays qu’il vient nous attaquer», se plaint un haut gradé de l’armée.

En dehors du Nigeria, le Cameroun aura également du mal à compter sur la coopération de certains pays de la Cblt, dont le Tchad, qui voit désormais la menace s’éloigner de leurs frontières… Tant il est vrai que la plupart des tankistes de la secte sont d’origine tchadienne. Cet accord, qui n’interdit pas à la secte de s’approvisionner en armes, est assurément une épreuve pour le Cameroun sur qui celle-ci concentre désormais toutes ses attaques. D’où la question de savoir, d’où proviendront ses armes et munitions pour lancer ses diverses incursions ? Dispose-t-elle à ce jour suffisamment de stocks ?

Un mécanisme de ravitaillement a-t-il été conclu ? Les voies habituelles seront-elles maintenues ouvertes ? «Les mesures arrêtées à Niamey dans le cadre de la sécurisation du Lac Tchad auront du mal à être appliquées sur le terrain. Nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde. Comment dans les conditions du cessez-le-feu, les Nigérians vont opérer dans cette partie du Lac où Boko Haram tient des positions ?», s’interroge un spécialiste. Tout est donc à revoir. A moins que l’accord parrainé par Idriss Deby ne soit qu’un premier pas vers des discussions élargies à tous les acteurs du conflit. Mais d’ici là, le Cameroun doit affronter, seul, l’une des plus grandes épreuves de son histoire.

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