Cameroun – Entretien exclusif avec Me Jackson Francis Ngnié Kamga, nouveau bâtonnier

Le 1er février dernier, Me Jackson Ngnié Kamga a revêtu la robe de bâtonnier au terme d’un scrutin qui a duré deux jours. Avec 650 voix, le successeur de Me Francis Sama Asanga a devancé largement ses challengers Me Tchakounté Patié et Me Abdoul Bagui, qui ont respectivement recueilli 421 et 135 soutiens.[pagebreak] Alors que l’euphorie et l’état de grâce qui ont suivi la consécration de cet avocat qui comptabilise près d’un quart de siècle de métier tendent à s’estomper, celui qui a été pendant 10 ans secrétaire général de l’Ordre national des avocats a choisi d’ouvrir le placard et d’affronter les problèmes auxquels est confrontée l’institution dont il a désormais la charge. Il s’agit entre autres, de la gestion controversée des ressources financières de l’Ordre, les soupçons de fraudes et de corruption à l’examen d’entrée au Barreau, la précarité dans laquelle gisent certains de ces confrères, ainsi que le déficit de formation de nombre d’avocats. Dans un entretien exclusif accordé à Mutations, le nouveau bâtonnier s’exprime également sur des questions en rapport avec la bonne administration de la justice ou du respect des libertés individuelles et collectives, non sans décliner, au passage, quelques grandes lignes de sa feuille route pour les deux années à venir.

Comment avez-vous accueilli votre élection à la tête de l’Ordre des avocats du Cameroun ?
Je voudrais tout d’abord remercier votre journal pour l’occasion qu’il me donne d’exprimer ma gratitude à l’endroit de ces nombreuses personnes, qui sans être avocats, m’ont adressé des messages de félicitations. J’espère qu’ils sont vos lecteurs et se reconnaitront dans ces remerciements. Répondant ensuite à votre question, je dois dire que j’ai eu une pensée très émue pour mon feu père et affectueuse pour ma mère qui est loin de moi, mais que je vais m’empresser d’aller embrasser dès que possible. Pour le reste, j’ai accueilli mon élection avec des sentiments mitigés. Autant je me suis senti soulagé par la fin de la campagne qui a été physiquement et mentalement éprouvante, autant je me suis senti heureux de la confiance de mes pairs, autant j’ai ressenti depuis mon élection, une certaine frayeur face à l’ampleur de la tâche qui attend le Conseil de l’Ordre et moi-même. En définitive, le sentiment qui demeure est celui de la responsabilité dont le Conseil et moi-même devons et devrons être à la hauteur.

Votre campagne a été tout de même marquée par la révélation par la presse d’un litige qui vous oppose à votre ancien client, Yves Michel Fotso. Cette affaire ne va-t-elle pas être un boulet pour votre mandature ?
Le travail que m’ont assigné mes confrères est tel que je dois rapidement m’extraire de toutes les contingences périphériques, pour ne me concentrer que sur ce qui est utile à leur exercice et à leur épanouissement professionnel, de même qu’au rayonnement de notre Barreau. Je m’en vais donc, et j’espère, pour la dernière fois, m’exprimer sur cette affaire que je considère comme strictement périphérique. J’ai du reste eu à donner ma version des faits à mes Confrères, et mon élection est bien la preuve de ce qu’ils m’ont compris. Je ne vois donc pas en quoi, un contentieux d’honoraires entre mon client qui n’est au demeurant pas monsieur Yves Michel Fotso et mon Cabinet, peut constituer un boulet dans l’accomplissement de la mission dont mes pairs m’ont chargé, et ce, quels que soient les contours ou les développements que peut prendre un tel contentieux.

Vous héritez d’un Conseil en proie à des difficultés financières, quelle est votre stratégie pour remettre les commandes au vert ?
Certes – si j’en juge par le rapport financier qu’a livré l’ancien trésorier de l’Ordre aux avocats – la situation de la trésorerie se révèle préoccupante, mais je dois m’empresser de vous indiquer que les avocats sont suffisamment responsables pour savoir que l’Ordre ne peut fonctionner efficacement qu’avec leur concours à travers le paiement spontané des cotisations. Je vous précise d’ailleurs que nombre d’entre eux m’ont déjà fait part de leurs bonnes dispositions à payer deux années de cotisations, aussitôt que la nouvelle trésorière, Me Dominique Fousse, aura effectivement pris ses fonctions. Voyez-vous, s’il est vrai que la réalisation des ambitions qui sont celles du Conseil de l’Ordre, nécessite la mobilisation de moyens financiers adéquats, il n’en demeure pas moins vrai que les tensions de trésorerie ne devraient pas constituer un obstacle dirimant à l’accomplissement des tâches du bâtonnier et du Conseil de l’Ordre. Lors de la première session du Conseil de l’Ordre que j’ai convoquée pour le mardi 10 février, je rendrai publiques les instructions particulières du bâtonnier relatives à la trésorerie de l’Ordre, instructions qui ont pour objectif et pour finalité de mettre en place des mécanismes de sécurisation des deniers de l’Ordre essentiellement constitués des cotisations de ses membres. Je ne doute pas un seul instant que mes confrères satisferont spontanément à leur devoir de contribution aux charges de l’Ordre, dès qu’ils réaliseront que nos fonds seront gérés en toute transparence, et dans leur seul intérêt. Les avocats en stage s’étant acquittés de leurs cotisations pour l’année 2015, les effectifs actuels du tableau qui comporte environ 1900 confrères, permettent de tabler sur des ressources annuelles de 160.000.000 Fcfa environ. C’est sur ces ressources que devra s’élaborer le projet de budget qu’arrêtera le Conseil de l’Ordre. Mais au-delà de ces ressources statutaires, le Conseil de l’Ordre devra faire preuve d’imagination et d’inventivité pour les accroître dans le strict respect de la loi.

De plus en plus de voix s’élèvent du milieu de vos pairs pour réclamer une simplification de la procédure de recouvrement des honoraires des avocats. Le bâtonnier que vous êtes désormais, va-t-il en faire son cheval de bataille ?
Il est de l’impérieux devoir de tout bâtonnier de s’occuper des honoraires des avocats, puisqu’en l’état actuel de notre législation, ces honoraires constituent leur seule source de revenus. Dans notre jargon, l’on a coutume de dire que ces honoraires constituent nos aliments. J’ai deux approches, en termes de célérité et de simplification, pour les procédures liées à leurs recouvrements forcés. Dans un premier temps, les instructions générales relatives au fonctionnement du Conseil de l’Ordre, que je rendrai également publiques le 10 février prochain, contiendront un délai maximum dans lequel devront être traitées par le bâtonnier ou ses représentants, les contentieux d’honoraires. Dans un second temps, le Conseil de l’Ordre, dans la concertation avec la Chancellerie, demandera, s’agissant du toilettage de la loi organisant notre profession, que les décisions de taxation d’honoraires rendues par le bâtonnier ne puisent plus faire l’objet de recours devant les présidents des tribunaux de grande instance, mais soient directement portés, en cas de contestation, devant les présidents des cours d’appel. En supprimant un degré de juridiction dans une procédure alimentaire, on facilite la rétribution des auxiliaires de justice que nous sommes. A cet égard, je n’ai aucun doute sur le fait que le garde des Sceaux actuel, que je connais comme un fervent militant du bon fonctionnement du service public de la justice dont il a la charge, prêtera une oreille attentive et bienveillante à nos préoccupations.

Vos confrères et consœurs revendiquent aussi une revalorisation des commissions d’office à au moins 50 000 F CFA par audience. Allez-vous engager des négociations avec l’Etat dans ce sens ?
Votre question m’amène à dire un mot sur l’état actuel de notre justice criminelle. Vous êtes sans ignorer que sous l’empire du Code d’instruction criminelle (Cic), aucun accusé des faits criminels ne pouvait être jugé sans l’assistance obligatoire d’un avocat. Avec l’adoption du Code de procédure pénale (Cpp), cette assistance obligatoire a été restreinte aux crimes pour la répression desquels ne sont encourus que la peine de mort ou l’emprisonnement à vie. Le Conseil de l’Ordre s’est donc assigné pour objectif de rétablir la présence de l’avocat dans tous les dossiers criminels, quelle que soit la peine encourue. Cette revendication, loin d’être essentiellement corporatiste, en ce qu’elle conférerait plus d’aliments aux avocats, s’inscrit surtout dans la volonté de l’Ordre de contribuer au rendu d’une justice criminelle de qualité, car à ce jour, plus de 80% des accusés en matière criminelle se retrouvent livrés à eux-mêmes dans leur défense. Il convient d’inverser cette courbe, et c’est un devoir tant pour l’Ordre que pour l’Etat. S’agissant de la commission d’office qui est la rétribution de l’avocat dans ce domaine d’assistance obligatoire, il va sans dire que le taux actuel de 5.000 Fcfa par audience est insuffisant. Il importera donc, en concertation avec la Chancellerie, de le revoir à la hausse, en tenant compte de deux impératifs : d’une part, la nécessité absolue de le revaloriser, et d’autre part, les contraintes financières et budgétaires de l’Etat. Je ne suis donc pas en mesure de vous dire aujourd’hui si le taux de 50.000 Fcfa réclamé par mes confrères est celui qui sera retenu à l’issue de la négociation.

Autre revendication des avocats, le désengagement du gouvernement dans la maîtrise du tableau de l’Ordre. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Je ne suis pas de l’avis de ceux qui affirment que c’est le gouvernement qui exerce aujourd’hui la maîtrise du tableau de l’Ordre. Il existe à ce jour, deux modalités d’accès à l’Ordre : l’inscription directe prononcée par le Conseil de l’Ordre pour des personnes déterminées : avocats de nationalité camerounaise inscrits à un Barreau étranger, anciens magistrats, anciens professeurs d’université, etc. Pour ces inscriptions directes, l’Ordre a la maîtrise de son tableau. L’obtention du certificat d’aptitude à la profession d’avocat (Capa) après examen subi par les avocats en stage. Ici, la difficulté de perception peut résider dans le fait que l’examen d’aptitude au stage et l’examen de fin de stage soient co-organisés par le Barreau et la Chancellerie.
De par sa qualité de président du jury de l’examen d’aptitude au stage qui compte trois avocats sur cinq membres, nul ne peut douter que le bâtonnier y joue et doive y jouer un rôle prépondérant qui ne permet pas de confirmer que la maîtrise du tableau nous échappe, à ce stade. En ce qui concerne le jury de l’examen de fin de stage, la circonstance qu’il n’y ait que trois avocats sur sept membres, ne permet pas de conclure que la maîtrise du tableau nous échappe, puisque c’est encore le bâtonnier qui en est le président. Si la revendication d’une plus grande maîtrise du tableau réside dans le fait qu’il faille exclure des jurys d’examens les professeurs d’universités et les magistrats désignés par le Premier président de la Cour suprême, je crains que nous soyons en train de vouloir faire machine arrière, car même dans les plus grands Barreaux, les examens d’accès aux Centres de formation professionnelle (Cfp) sont co-organisés par l’Ordre et les universités qui du reste, contribuent à la formation des avocats dans ces Centres.

En matière de droit des affaires OHADA, vos pairs demandent la présence obligatoire d’un avocat. Votre mandature va-t-elle donner satisfaction à cette préoccupation ?
L’un des objectifs que je me suis engagé à atteindre dans mon projet, est d’accroître le champ d’exercice professionnel de l’avocat. La complexité des actes uniformes OHADA est telle que nous-mêmes avocats avons du mal à nous en sortir sans formation continue ou remise à niveau. Imaginez-vous le justiciable ordinaire en train de mieux s’en imprégner ? La fonction d’intermédiation entre le justiciable et le juge relève d’un métier qu’exerce l’avocat. C’est cette plénitude d’exercice qu’il réclame, qui plus est, lorsque le domaine est complexe. Le Conseil de l’Ordre et moi-même allons donc en effet entreprendre, en concertation avec la Chancellerie, les discussions nécessaires à la modification de notre loi organique dont les avocats souhaitent qu’elle intègre un certain nombre d’activités réservées à eux seuls.

Quelle est votre recette pour éradiquer la fraude à l’examen d’entrée au barreau et le problème des effectifs pléthoriques à ce concours?
Le recrutement massif opéré lors du dernier examen d’entrée en stage trouve sa raison essentielle dans le fait que pendant sept ou huit années, cet examen n’a pas été organisé. En l’absence d’un Institut de formation du Barreau (Ifb), ou d’un Law School, la solution à ce type de recrutement réside simplement dans l’annualité de l’organisation de l’examen. En ce qui concerne les fraudes, la vigilance devra être accrue sur le contenu des dossiers des candidats, et sur leur surveillance pendant les examens. Le bâtonnier que je suis, veillera personnellement à ce que ces examens soient exempts de tous reproches.

On voit de plus en plus d’avocats tirant le diable par la queue – surtout dans l’arrière-pays – et d’autres dont le niveau des plaidoiries indique un déficit de formation. L’ère Ngnié Kamga sera-t-elle celle de l’âge d’or de cette profession au Cameroun ?
Je me garde de tout triomphalisme. Les journalistes parleront de l’ère du bâtonnier Ngnié Kamga après Ngnié Kamga. Pour l’instant, ce que je puis vous dire, c’est que je suis fort préoccupé par la situation de l’avocat, y compris de moi-même, et c’est la raison pour laquelle je me suis engagé. Deux grands chantiers constituent un défi majeur pour le Conseil et moi : celui de l’accroissement du champ d’activités de l’avocat qui devrait logiquement lui permettre de générer plus de revenus et sortir de la précarité, et en second lieu, le renforcement des capacités de l’avocat qui passe autant par la formation initiale que par la formation continue. Dans la mesure où la précarité ne concerne pas que les plus jeunes avocats, le Conseil de l’Ordre devra rapidement trouver des mécanismes permettant à nos pairs de s’assurer une paisible retraite. C’est un autre chantier important, et c’est la réalisation effective de tous ces chantiers qui permettra à mes confrères et à vous, les observateurs avisés, de ce qu’aura été la mandature Ngnié Kamga.

Doit-on dorénavant s’attendre à un Barreau qui prend position sur les grandes questions d’ordre socio-politique qui engagent la vie de la nation ou de ses citoyens, à l’instar de la loi portant répression des actes de terrorisme déjà promulguée par le président de la République ?
Je suis obligé de rappeler que sur la loi portant répression des actes de terrorisme, l’Ordre national des avocats a réagi en faisant parvenir au garde des Sceaux sa position à l’attention du chef de l’Etat. L’Ordre exprimait ses préoccupations devant la mesure de garde à vue qui, dans cette loi, a une durée indéterminée. Notre position est qu’il faut concilier les impératifs de la sécurité nationale avec les exigences de respect des libertés individuelles et collectives fondamentales. Pour revenir à votre question, je dois dire que l’Ordre ne réagira pas systématiquement. Il ne réagira que lorsqu’il lui apparaîtra que des mesures de circonstances sont susceptibles de porter atteinte aux libertés fondamentales garanties par notre Constitution. Il n’a vocation qu’à intervenir à ces moments-là, puisqu’il se situe hors du champ politique stricto sensu, et se doit simplement de rappeler les règles édictées par le législateur.

Yanick Yemga

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