Le jour où Mugabe est tombé de son trône

De l’ascension de « Gucci Grace » à la chute du « Comrade Bob », en passant par la fuite rocambolesque d’Emmerson Mnangagwa, un livre-enquête passionnant raconte les dernières semaines du couple présidentiel.

De sa villa de Mount Pleasant, dans la banlieue huppée de Harare, où elle a trouvé refuge avec sa fille Bona après avoir déserté le manoir maudit de Blue Roof, Grace Mugabe ne sort plus, ou presque. La seule fois où les téléspectateurs l’ont vraiment vue depuis le coup d’État du 14 novembre 2017 c’était il y a un peu moins de deux mois, lors des obsèques strictement familiales de son époux, Robert Mugabe. Après avoir refusé les funérailles nationales et l’inhumation au Carré des héros de la capitale, Grace avait elle-même conduit le cortège funèbre au cimetière de Kutama, là où le père de l’indépendance est né quatre-vingt-quinze ans plus tôt, le visage fermé, l’oeil embué de larmes sous un léger voile de crêpe noir. « Si elle ne sort plus, c’est par peur d’être lapidée », croit savoir l’un des nombreux détracteurs de la Lady Macbeth zimbabwéenne. « Faux », rétorque l’un des rares députés à oser encore la fréquenter: « Si elle vit en recluse, c’est parce qu’elle ne supporte plus de sentir la présence de ceux qui ont trahi son mari. » La vie politique locale se résumant à une sorte de Game of Thrones, au huis clos régulièrement interrompu par de spectaculaires accès de colère publics où les acteurs s’accusent mutuellement des pires complots, ces deux versions comportent chacune leur part de vérité. Au point, finalement, de se neutraliser: en échange de l’arrêt des poursuites judiciaires dont elle a bien failli faire l’objet ­ et que réclamait une bonne partie de l’opinion zimbabwéenne ­ ainsi que de la jouissance de ses biens, Grace Mugabe a accepté de se taire et de se retirer du monde. Au sein de l’élite opaque qui gouverne ce pays depuis quatre décennies, chacun se tient. Quand on ne peut pas se tuer, on passe des compromis.

Virées shopping en Boeing

L’histoire secrète de l’ascension de Grace et de la chute de Robert Mugabe, l’une entraînant l’autre, telle que la raconte le journaliste et écrivain zimbabwéen Douglas Rogers dans une enquête fouillée parue à l’occasion du deuxième anniversaire de l’opération Restore Legacy (Two Weeks in November, Londres, éditions Short Books), commence un jour de l’hiver austral 2014. Fraîchement réélu pour un quatrième mandat présidentiel à la tête d’un pays exsangue qu’il dirige de facto depuis avril 1980, Mugabe annonce lors d’une réunion extraordinaire du comité central de la Zanu-PF sa décision de nommer la première dame à la tête de la branche féminine du parti au pouvoir et son entrée consécutive au sein du bureau politique. Parmi les caciques de la Zanu-PF, anciens pour la plupart de la lutte de libération, nul n’ignore l’ascendant qu’a pris cette ex-secrétaire sur le vieux leader, de quarante et un ans son aîné. Nul n’ignore non plus les frasques de « Gucci Grace », son goût du luxe, son tempérament éruptif et ses virées shopping à Londres ou à Singapour à bord du Boeing présidentiel. En silence, chacun redoute et désapprouve cette double nomination.
Très vite, la première dame se comporte en président bis. Elle convoque les ministres, priés de se rendre à l’audience un carnet de notes à la main, et entreprend de marginaliser les « historiques » du parti en plaçant à la tête des fédérations locales des éléments de sa propre écurie : la « Génération 40 » (G40). Composé de quadras ambitieux trop jeunes pour avoir participé à la glorieuse « chimurenga » ­ la lutte armée contre le pouvoir pâle ­, ce groupe de députés est dirigé par le ministre de l’Éducation supérieure, Jonathan Moyo, un opportuniste sans grands scrupules qui, après avoir été un adversaire acharné du régime, s’est mué en courtisan zélé du couple présidentiel. C’est lui qui, en tant que patron des universités, a fait en sorte que Grace obtienne le doctorat en sociologie dont elle rêvait en un temps record: trois mois de cours ont suffi.

La première cible de Grace Mugabe et de son cercle d’affidés est une femme, dont le passé et la position constituent un obstacle de taille sur la voie qu’elle s’est fixée: succéder à son époux. Joice Mujuru est une ancienne combattante couverte de médailles, ministre sans discontinuer depuis 1980 et vice-présidente de la République depuis dix ans. Veuve du général Solomon Mujuru, décédé en 2011 dans l’incendie suspect de sa ferme, celle dont le nom de guerre était « Teurai Ropa » (« celle qui verse le sang ») jouit d’une incontestable légitimité, au point que nombre de Zimbabwéens voient en elle l’héritière naturelle du « Comrade Bob ». À peine nommée au bureau politique, Grace lance une campagne contre Joice Mujuru, laquelle ne serait qu’une « conspiratrice » acharnée à venger la mort de son mari et déterminée à s’emparer du pouvoir. En décembre 2014, Mugabe cède. Mujuru est limogée, ainsi que huit ministres réputés proches. Son successeur au poste de vice-président est un autre vétéran, mutique, taciturne, réputé loyaliste, à la lourde démarche de buffle du Zambèze, Emmerson Dambudzo Mnangagwa. Ce sera la seconde cible de Grace Mugabe.

Plus encore que Joice Mujuru, Mnangagwa est une personnalité respectée parmi les anciens combattants et la figure de proue de ce que l’on appelle le « groupe Lacoste » au sein de la Zanu-PF ­ en référence au logo en forme de crocodile de la célèbre marque française de sportswear ­, qui rassemble les « libérateurs » du Zimbabwe. L’unité de guérilla qu’il dirigeait pendant la lutte de libération s’appelait le « Crocodile Gang ». Arrêté par la police de Ian Smith, torturé, condamné à dix ans de prison pour sabotage, c’est derrière les barreaux qu’il a fait la connaissance de Robert Mugabe. Depuis, ils ne se sont plus quittés.

Conseillers nord-coréens

Pendant trois décennies, Mnangagwa exécute sans états d’âme les volontés de son chef. Ministre de la Sécurité en 1983, il supervise la sanglante opération Gukurahundi (« la pluie qui balaie les ordures »), menée dans le Matabeleland, fidèle à l’opposant Joshua Nkomo, par la cinquième brigade de l’armée zimbabwéenne et ses conseillers nord-coréens. Bilan: 20000 morts en neuf mois. En 1998, il est à l’oeuvre en RD Congo, où il coordonne le soutien du contingent zimbabwéen au régime de Laurent Désiré Kabila. Si l’affaire se solde par un échec militaire, elle permet aux officiers supérieurs de s’enrichir grâce au trafic de cuivre et de diamants. En 2008, puis en 2013, ministre de la Défense, il joue un rôle clé dans les violences postélectorales et la répression qui décime les rangs du candidat et chef de l’opposition, Morgan Tsvangirai. À l’évidence, le nouveau vice-président présente toutes les garanties nécessaires pour endosser les habits de dauphin.

En décembre 2016, alors que le Zimbabwe s’enfonce chaque jour un peu plus dans le marasme économique et social, la Zanu-PF désigne à nouveau le Comrade Bob, 92 ans, candidat à la présidentielle de 2018. Le plan conçu par Grace et son think tank G40 est simple : son époux, une fois réélu, démissionnera en sa faveur. Encore faut-il qu’il l’ait auparavant nommée vice-présidente en lieu et place de Mnangagwa. Elle va s’y employer.

Début 2017, alors que Grace s’apprête à embarquer le vieux leader dans une tournée épuisante de meetings préélectoraux, une réunion secrète a lieu au manoir de Blue Roof. Dans sa chambre, à l’étage, Robert Mugabe s’est assoupi. Réunis au salon autour de la maîtresse des lieux, les chefs de file de G40 l’écoutent religieusement expliquer pourquoi tous les caciques du parti liés à la lutte de libération doivent être « neutralisés » un à un, à commencer par Mnangagwa. Entre les deux factions qui vont s’affronter jusqu’en novembre de cette année, il n’y a aucune différence d’idéologie, de vision ou de conception de la gouvernance. Seule compte la lutte pour le pouvoir. Lors des meetings de campagne qui se déroulent à partir d’avril et au cours desquels Robert Mugabe s’endort fréquemment, Grace et Mnangagwa se défient à fleurets de moins en moins mouchetés.

Empoisonné à l’arsenic?

Mi-août, un déjeuner est organisé dans la ville de Gwanda en marge de l’un de ces rassemblements. Après avoir consommé une crème glacée en provenance de la ferme laitière que possède Grace Mugabe (saisie une dizaine d’années plus tôt à son propriétaire blanc), le vice-président s’effondre. Victime d’une très grave intoxication alimentaire, il doit être évacué d’urgence dans un hôpital de Johannesburg, en Afrique du Sud, où on le rétablit de justesse. Lui et son entourage en sont persuadés: on a voulu l’empoisonner avec de l’arsenic. Interrogée sur cette accusation quelques jours plus tard lors d’un talk-show sur la chaîne ZBC, Grace éclate de rire: « Pourquoi voudrais-je tuer Mnangagwa? Qui est Mnangagwa sur cette terre? Tuer quelqu’un que mon mari a fabriqué? Cela n’a aucun sens! »

Dans ce climat délétère, la campagne électorale se poursuit. Début octobre, la First Lady franchit la ligne rouge: elle s’en prend directement à son rival, qu’elle accuse de fomenter un coup d’État. Debout, micro en main, vêtue comme une rock star, elle hurle: « Les traîtres et les usurpateurs seront éliminés! » Assis à la droite du vieux chef, les yeux mi-clos, Emmerson Mnangagwa ne réagit pas. Mais il réplique indirectement un mois plus tard, lors d’un meeting à Bulawayo. Alors que Grace se lève de son fauteuil pour délivrer une nouvelle diatribe, la foule, composée pour l’essentiel de vétérans, explose en huées et brandit des centaines de crocodiles en peluche et en plastique. Le message est on ne peut plus clair. Tiré de son assoupissement par les cris, Robert Mugabe le comprend aussitôt. Il demande le micro, lève un doigt osseux et martèle: « Vous insultez et vous dénigrez la première dame pour le compte de Mnangagwa? Très bien: je vais le virer. » Le 6 novembre, ce dernier est limogé et exclu du parti. Sa garde personnelle est désarmée. Une seule issue s’offre à lui s’il veut échapper à une arrestation imminente: la fuite.
Le 7 novembre à l’aube, il quitte Harare dans un convoi de trois véhicules, direction le sud-est et la frontière mozambicaine. Pour plus de discrétion, il a chaussé les lunettes de soleil king size de son épouse et vissé un chapeau de safari à larges bords sur son crâne. Ses trois fils et une poignée de gardes du corps l’accompagnent.

Arrivé au poste-frontière de Mutare, il est reconnu par des policiers qui sortent leurs armes, obligeant le convoi à un demi-tour précipité. Après avoir parcouru quelques kilomètres, les trois 4×4 prennent un chemin de traverse et s’immobilisent devant une case en terre abandonnée. Mnangagwa et son fils aîné Junior en descendent et s’abritent sous le toit de chaume, alors que les véhicules retournent à Harare. À la nuit tombée, tous deux empruntent à pied un sentier de contrebandiers qui doit les mener au Mozambique. Mais les policiers de Mutare ont donné l’alerte, et une patrouille munie de puissantes lampes torches et accompagnée de chiens s’est lancée à leur recherche. Mnangagwa et Junior ­ qui tient fermement la sacoche Louis Vuitton de son père, dans laquelle sont entassés 8000 dollars américains en petites coupures ­ sont obligés de traverser un marais et de ramper dans la boue pour leur échapper. Ils croisent un féticheur bardé d’amulettes, qui leur indique le chemin et chasse les mauvais esprits en échange de quelques billets verts. Puis un détrousseur armé d’un AK47 rouillé dont ils se débarrassent pour 500 dollars. Après vingt-quatre heures de fuite épuisante en pleine brousse, ils arrivent enfin, les pieds en feu et les vêtements crottés, dans la ville mozambicaine de Manica. De là, ils gagnent Maputo puis Johannesburg, où ils sont pris en charge par un groupe disparate d’opposants zimbabwéens, étrange cocktail de vétérans de guerre, d’anciens de la Zanu-PF, de fermiers blancs expropriés et d’activistes des droits de l’homme, qui voient en cet homme pour qui ils n’éprouvent aucune sympathie le seul moyen de faire chuter Mugabe.

L’arme au poing

À Harare, la nouvelle de la fuite de Mnangagwa est accueillie avec jubilation par Grace et le G40. Enfin débarrassés du Crocodile! Annoncée la veille par Mugabe lui-même, la nomination officielle de son épouse au poste de vice-président est prévue pour le 16 novembre. Euphorique, Grace organise déjà les préparatifs de la cérémonie, qu’elle veut grandiose. Las, rien ne va se passer comme prévu.

L’escapade de Mnangagwa a en effet accru la paranoïa de Robert Mugabe, qui craint que les fidèles du déchu tentent un coup d’État. Le premier sur sa liste de suspects n’est autre que le chef d’état-major de l’armée, le général Constantino Chiwenga, un proche de Mnangagwa aux côtés de qui il a servi pendant l’opération Gukurahundi. Mugabe ordonne son arrestation dès qu’il posera le pied sur le tarmac de l’aéroport de Harare à son retour de Chine, où il vient d’achever une visite de travail. Le 12 novembre au soir, un escadron de policiers attend Chiwenga à sa descente d’avion. Mis au courant par une fuite, ce dernier a pris ses précautions: des éléments des forces spéciales déguisés en agents d’entretien de l’aéroport encerclent les policiers, l’arme au poing. La tentative d’arrestation tourne au fiasco. Le lendemain, Chiwenga et ­ depuis l’Afrique du Sud ­ Mnangagwa rallient par téléphone la plupart des officiers supérieurs autour de l’opération Restore Legacy, nom de code de ce qui n’est rien d’autre qu’un coup d’État.

Le 14 novembre dans l’après-midi, l’opération est déclenchée, au moment précis où Robert Mugabe commence à présider le Conseil des ministres. À l’ordre du jour: le point sur la cérémonie d’investiture de la première dame, prévue pour le surlendemain.
Il est 18 heures quand Robert et Grace Mugabe quittent le palais. Des blindés de l’armée ont encerclé les casernes de la Garde présidentielle, dont le chef a fait secrètement allégeance aux putschistes, mais le couple ignore encore tout de ce qui se trame. Le convoi prend la direction du faubourg de Borrowdale, où se trouve le manoir de Blue Roof, aisément reconnaissable à ses toits bleus en forme de pagodes chinoises. Il y a là, outre la Mercedes présidentielle Pullman Guard blindée de cinq tonnes, quatre autres Mercedes remplies d’agents de la Central Intelligence Organization (CIO, services secrets), six Land Rover de police et deux camions dans lesquels ont pris place trente éléments de la Garde présidentielle cagoulés de noir. Postés devant la grille d’entrée du Blue Roof, trois chars et une centaine de militaires les attendent en position de combat. Les policiers et les agents de la CIO lèvent les bras et se laissent désarmer, alors que les cagoulés de la garde observent la scène sans bouger. C’est à ce moment-là que Robert et Grace Mugabe comprennent enfin qu’un coup d’État vient de les renverser. Ils sont muets, comme tétanisés. Ce n’est que plus tard dans la nuit, alors que le vieux lion malade est monté se coucher, que Grace éclatera de fureur et de douleur dans son salon.

Indécent tintamarre

Au même moment, l’armée procède à l’arrestation des principaux chefs de file de G40. Tous se laissent menotter sans résistance, à l’exception du ministre des Finances, Ignatius Chombo, dont la garde privée résiste. Trois agents de sécurité sont abattus par les militaires. Ce seront les seuls morts de Restore Legacy. Jonathan Moyo, l’âme damnée de Grace, a plus de chance. Il parvient à s’enfuir et à se réfugier à Blue Roof, d’où il négociera son sort avec les nouvelles autorités: l’exil à Nairobi en échange de l’impunité. Le 21 novembre au matin, les députés zimbabwéens, hier griots zélés du « héros national », votent comme un seul homme sa destitution au milieu d’un indécent tintamarre de chants et de danses. L’après-midi même, Robert Mugabe démissionne moyennant une prime à la signature de 10 millions de dollars, l’immunité judiciaire et la promesse que les biens du couple ne seront pas saisis. Le lendemain, Emmerson Mnangagwa est de retour à Harare. Son premier geste est de récompenser les trois généraux qui ont renversé la statue du commandeur à son profit: Chiwenga est nommé vice-président, Perence Shiri ministre des Terres et Sibusiso Moyo, ministre des Affaires étrangères. Au Zimbabwe, tout bouge pour que rien ne change.

FRANÇOIS SOUDAN (Jeune Afrique)

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