La jeunesse africaine parle à la Françafrique

Caroline Meva'a Abah

La signature de l’accord entre le Mali et l’entreprise pro-russe Wagner a provoqué une levée de boucliers dans le Bloc Occidental, composé par la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union Européenne, l’ONU et ses démembrements ; l’OTAN et les forces armées de ces pays ; les institutions de la finance internationale telles que le FMI et la Banque Mondiale ; les sociétés multinationales ; les alliés des puissances occidentales, notamment les dirigeants des États de la Françafrique, l’Union africaine et les organisations économiques et financières connexes telles que la CEMAC, la CEEAC, la CEDEAO, l’UDEAC, etc.

Les pays du Bloc Occidental ont manifesté clairement leur désapprobation et se sont dit profondément préoccupés, soulignant au passage l’incompatibilité entre leur présence au Mali concomitamment avec celle de l’entreprise Wagner pro-russe. Prenant la parole le samedi 25 septembre 2021, lors de la 76e session de l’Assemblée Générale de l’ONU à New-York, Choguel Kokalla Maïga, le Premier Ministre de la transition malienne a tenu un discours historique, qualifié de coup de sang ou de coup de gueule. Cette allocution a fait des remous, tant au Mali que dans le Bloc Occidental. En effet, pour justifier son accord avec Wagner, Choguel Maïga s’est livré à une critique acerbe de la France et de ses alliés occidentaux, les accusant mordicus « d’abandon en plein vol » du Mali. Il a ajouté qu’en raison du retrait unilatéral de l’opération Barkhane par la France, les autorités maliennes livrées à elles-mêmes face aux terroristes djihadistes n’ont pas eu d’autre choix que de saisir l’opportunité qui leur était offerte par l’entreprise Wagner. Choguel Maïga a également déploré les résultats mitigés de la MINUSMA installée au Mali depuis 2013, mais qui n’a pas réussi à contrer la menace terroriste. Ces déclarations ont provoqué un tollé de réactions indignées dans le Bloc Occidental.

A son retour au Mali après sa prestation à l’ONU, Choguel Maïga a été accueilli en grande pompe, comme un super héros, par une foule immense en liesse ; certains brandissaient des pancartes et des banderoles exprimant leur fierté et leur soutien à la junte au pouvoir, d’autres leur hostilité et leur ras-le-bol de la présence de la France et des troupes étrangères sur le territoire malien. On a constaté les mêmes réactions de rejet lors des manifestations populaires en Côte d’Ivoire, au Tchad, au Sénégal, en Guinée ou en Centrafrique, où les symboles de la présence française ont été pris pour cible et détruits par la foule. Au Mali, comme en Centrafrique, l’on semble s’acheminer à grands pas vers une substitution de l’influence française par celle de la Russie. Ceci nous amène à nous interroger sur les raisons du rejet de plus en plus marqué de la France et du Bloc Occidental par la jeunesse africaine.

Les raisons économiques et sociales :

Le sentiment anti-français résulte d’une fracture générationnelle consécutive à une évolution sociale inéluctable. L’Afrique d’aujourd’hui est différente de celle des années 1960, au moment de l’instauration des principes de la Françafrique par le Général De Gaulle et Jacques Foccart. 60 ans après, les populations africaines, majoritairement jeunes ont une tout autre vision du monde : le taux de scolarisation est plus élevé ; beaucoup de ceux qui exercent de petits métiers ingrats et précaires sont diplômés de l’enseignement supérieur ou sont issus des instituts de formation professionnelle. Ces derniers n’arrivent pas à trouver un emploi à cause de la mal gouvernance qui sévit à l’état endémique dans leur pays, caractérisée par la corruption, le favoritisme, le clientélisme, le népotisme, le tribalisme. Ils sont mieux informés de tout ce qui se passe à travers le monde par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication, notamment le téléphone, Internet et les réseaux sociaux. Grâce à la mondialisation, à l’émigration, les jeunes Africains sont plus ouverts et mieux intégrés au reste du monde dans les milieux estudiantins, culturels et professionnels ; ils sont décomplexés, aussi performants et compétents que leurs camarades ou collègues occidentaux, ils ne se sentent pas inférieurs à eux, comme bon nombre de leurs parents et grands-parents dans les années 1960.

Cette jeunesse sûre d’elle et consciente de sa valeur se sent humiliée par l’arrogance, le ton paternaliste, la condescendance affichés par les dirigeants du Bloc Occidental à leur égard. Ils sont outrés par l’obéissance servile de leurs chefs d’État, prompts à exécuter au doigt et à l’œil les desiderata des puissances occidentales, et leur propension à servir prioritairement les intérêts de ces puissances, au détriment de ceux de leur peuple et de leur pays. La jeunesse africaine souhaiterait qu’à la place des rapports de dominant à dominé, ou de maître à esclaves, s’instaurent des relations de respect mutuel et un dialogue franc, d’égal à égal avec la France et le Bloc Occidental.

Plus de 60 ans après les indépendances, les États de la Françafrique ploient sous le poids d’un endettement colossal à travers des prêts et des « aides au développement », assortis de taux d’intérêt rédhibitoires, de pénalités pour retards de remboursement, qui grèvent lourdement les ressources financières de ces États. Non seulement le système de la dette imposé à ces pays n’a pas permis à la majeure partie de ceux-ci de se développer, mais il bénéficie essentiellement aux bailleurs de fonds étrangers, aux institutions monétaires internationales (notamment le FMI et la Banque Mondiale), ainsi qu’à leurs partenaires africains. L’on note également que sur les 14 pays que compte la Françafrique, 5 pays sont classés au peloton de tête des pays les plus pauvres d’Afrique ; il s’agit de la Centrafrique, du Burundi, de la République Démocratique du Congo, du Niger et du Togo. Paradoxalement, ces pays répertoriés comme les plus pauvres d’Afrique, sont aussi ceux qui possèdent d’immenses richesses minières, dont l’exploitation profite essentiellement aux sociétés multinationales, aux puissances occidentales et à leurs partenaires locaux. Par ailleurs, la monnaie, en l’occurrence le franc CFA, qui est un levier économique important, reste contrôlée par le Trésor français. Aucun pays au monde ne peut se développer dans ces conditions.

Sur le plan politique :

On observe un silence assourdissant de la part du Bloc Occidental, lorsque leurs alliés africains tripatouillent les Constitutions de leur pays afin de s’éterniser au pouvoir, bafouant, de ce fait, le sacro-saint principe de l’alternance démocratique. En revanche, ces derniers sont prompts à condamner, à fustiger et à sanctionner sévèrement les coups de force militaires qui surviennent pour contrer ces manipulations constitutionnelles intempestives. Plus encore, la condamnation de ces coups d’État est à géométrie variable, puisque certains, comme au Tchad semblent bénéficier de l’onction du Bloc Occidental et de leurs alliés africains.

La majorité silencieuse qui voit tout, entend tout, mais ne peut parler par peur de représailles ou d’être tuée, accuse également la France et le Bloc Occidental, d’être responsables de leurs malheurs, en complicité avec les dirigeants africains. Il leur est reproché d’encourager l’installation de « démocraties monarchiques », dans lesquelles le pouvoir se transmet de père en fils, ou au sein d’une même famille, comme c’est le cas au Togo, au Gabon et au Tchad. Ce procédé anti-républicain bloque le renouvellement des acteurs politiques au sommet des États et ouvre la voie à l’instauration de pouvoirs dictatoriaux, sous leur regard bienveillant.

Le Bloc Occidental contribue ainsi à maintenir au pouvoir des systèmes hégémoniques et inégalitaires qui excluent des circuits du développement la majeure partie de la population, à savoir les jeunes. Ces derniers sont les principales victimes des tares et dysfonctionnements qui frappent les États africains, notamment : les conflits et les guerres ; les régimes autocratiques, dictatoriaux et liberticides ; les catastrophes naturelles. Tous ces problèmes sont aggravés par la pandémie de la covid-19. Cependant, cette jeunesse africaine paupérisée, abandonnée à elle-même, désespérée, contrainte de s’exiler dans des conditions atroces pour aller chercher ailleurs sa survie, vers les pays riches de l’Occident, est en train de se réveiller et de prendre conscience de sa force. Ils se rendent compte qu’ unis et déterminés à faire entendre leurs revendications, ils constituent une puissance, telle un « tsunami », capable de renverser non seulement les pouvoirs en place, mais aussi l’ordre mondial établi par le Bloc Occidental. Si le sommet Afrique-France qui se tiendra dans quelques jours à Montpellier en France fait une fois de plus l’impasse sur les problèmes sus-évoqués dont sont victimes les populations africaines et essentiellement les jeunes, cette énième mise en scène sera un coup d’épée dans l’eau.

Le constat est clair : la « Françafrique de papa » a vécu, elle est morte et enterrée ; au bout de 60 ans, l’Afrique et les Africains ont changé, ce qui en soi est inéluctable ! Comme le disait le philosophe, tout coule, tout change, rien ne demeure. Il est urgent pour le Bloc Occidental et ses alliés africains de s’en rendre compte et de réagir en conséquence. Les pays africains semblent engagés dans une nouvelle guerre, afin de recouvrer leur entière souveraineté. Hier c’était la Centrafrique qui s’affranchissait du joug de la Françafrique, suivie par le Mali ; à qui le tour demain ? Le rêve des militants africanistes serait-il en train de se réaliser ? L’Afrique serait-elle à l’aube d’une ère nouvelle, celle de sa réelle indépendance vis-à-vis de ses maîtres d’hier et d’aujourd’hui ?

Caroline Meva’a Abah pour 237online.com

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