Face à une longue histoire de luttes, de répressions et d’essais démocratiques avortés, l’écrivain Timba Bema pose une question cruciale : les Camerounais doivent-ils encore descendre dans la rue ? En revenant sur l’éphémère printemps démocratique des années 90, les tensions tribales attisées par le pouvoir, et la réaction inévitablement violente de l’État face aux manifestants, Bema nous invite à réfléchir à la véritable essence de la résistance au Cameroun. Est-ce vraiment dans la rue que le combat doit se mener ? Ou existe-t-il d’autres mécanismes pour défier un pouvoir qui n’a jamais vraiment été légitime ? Dans cette correspondance poignante, Bema aborde les défis, les dilemmes et les espoirs d’un pays à la croisée des chemins.
Les Camerounais doivent-ils encore descendre dans la rue ?
Le printemps démocratique Camerounais a duré 10 ans, de 1990 à 2001. Cette décennie peut être interprétée comme la tentative d’instaurer la démocratie et les libertés au Cameroun. Cette tentative a bien entendu échoué, un cuisant échec, puisque le Cameroun est toujours dans les faits une tyrannie et que le tyran est toujours à la tête du pays.
On a souvent tendance à dire que l’échec du printemps Camerounais est dû à l’impréparation de l’opposition camerounaise ou à la trahison de certains de ses leaders qui étaient animés par le désir d’occuper un poste ministériel, une position de rente, en tous cas qu’ils ne cherchaient pas véritablement à prendre le pouvoir, ce que trahit leur slogan phare : «Biya must go.» En fait, le printemps démocratique Camerounais a été cassé par l’exacerbation du discours tribal à travers la fabrication de l’ennemi Anglo-bami, et la création en 1991 des commandements opérationnels militaires dans les provinces contestataires.
Le pouvoir a suscité la haine entre les Camerounais et a lancé son armée contre sa propre population, au prétexte de lutter contre le grand banditisme. En d’autres termes, il a fait la guerre à sa propre population pour la terroriser, la pétrifier, chasser jusque dans les tréfonds de son inconscient toute idée de changement structurel de la société. Étonnamment, cette population n’a jamais songé à prendre les armes pour se défendre. Seuls les anglophones ont tiré toutes les conséquences de l’échec du printemps démocratique qui, comme on vient de le voir, a été réprimé pendant une décennie dans la haine et dans le sang.
Si aujourd’hui les Camerounais ont peur de descendre dans la rue, c’est parce qu’ils savent que la réponse du pouvoir sera tribale et militaire. La réponse tribale sera du même ordre que celle observée lors de la crise post-électorale de 2018. J’ai appelé cette stratégie de conservation du pouvoir la stratégie du dernier rempart, qui a consisté à réactiver la haine contre les Bamiléké profondément ancrée dans l’esprit des Camerounais depuis la guerre de libération des années 60, mais qui pourrait fonctionner de la même manière vis-à-vis des Nordistes, si d’aventure leur désir de revenir au pouvoir s’organisait en machine de conquête. Quant à la réponse militaire, elle consistera, comme on le voit depuis 2017 dans les régions anglophones, à déployer le Bataillon d’Intervention Rapide, la milice tribale, une armée dans l’armée, qui en réalité protège le régime Biya.
Dans un tel contexte, répéter à longueur de journée aux camerounais qu’ils doivent sortir dans les rues n’aura aucune espèce d’effet sur eux. Car il est vrai qu’on ne peut rien tirer de quelqu’un qui a peur et surtout qui n’a pas d’idéal dans quoi justement puiser le courage pour vaincre sa peur, se surpasser, s’exalter. Le panafricanisme ici n’est d’aucun secours, puisqu’il fonctionne objectivement comme un allié de la tyrannie. Le kemitisme ou les traditionalismes, quoique proposant un contre-discours à l’occidentalisation, n’a pas encore trouvé sa formulation politique et se perd bien souvent dans des considérations spirituelles. Le plus urgent est d’élaborer un contrepoids à la violence d’état, un contrepoids qui pourra aller jusqu’à l’autodéfense. Oui, si des organisations ne sont pas prêtes à protéger la vie des Camerounais contre la violence d’état, à élaborer un contrepoids qui sécuriserait leur liberté de manifester, alors, elles ne doivent tout simplement pas les inciter à descendre dans la rue.
Rappelons que la crise de légitimité du pouvoir date de 1956: il n’a jamais été légitime. Et pour le savoir, ou le mettre en évidence on n’avait pas besoin de l’élection de 2018. C’est une donnée de la politique camerounaise. En plus de la crise de légitimité, une crise successorale a commencé en 1997, elle a été ouverte par l’ancien médecin personnel de Paul Biya. C’est que, dans un système tyrannique, le bulletin de santé du tyran est la seule justification de son règne: tant qu’il est en bonne santé, il peut régner. Souvenons-nous que c’est pour des problèmes de santé que Ahidjo a démissionné. La crise successorale va donc s’accentuer avec la mort prochaine de Biya, mais elle ne s’arrêtera pas dès qu’on lui aura trouvé un successeur, de quelque bord qu’il soit. Elle pourrait même encore duré 20 ans après sa mort comme on l’a vu et le voit en Côte d’Ivoire après la mort de Houphouët Boigny. Cela veut donc dire qu’il n’y a pas urgence de descendre dans la rue, mais qu’il y a urgence d’élaborer le contrepoids qui permettra de sécuriser ceux qui descendront dans la rue quand la mort de Biya sera rendue publique. Après l’échec du «changement dans la paix», voilà la prochaine échéance politique majeure à laquelle sera confronté le peuple camerounais.
Timba Bema
Ecrivain
Août 2023