Cameroun – Ebogo Emerent : L’ange du bikutsi

Ebogo Emerent

C’est l’un des poids lourds du bikutsi avec une carrière riche de 24 albums et de plus de 400 titres.

Arrangeur, instrumentiste et chanteur à la voix séraphique, le surnom de Ange lui colle justement à la peau depuis près d’un demi-siècle quand il est découvert dans les bars dancings de Yaoundé imitant à la fois Joe Dassin, Rochereau ou Tabuley. Mais c’est dans le bikutsi qu’Ebogo devient immortel avant de virer aujourd’hui dans le gospel par fidélité à son passé d’ancien choriste. C’est un ange sans ailes qui a décidé de me parler.

L’homme artiste

Les rares mélomanes et les amateurs de la musique ne peinent pas à reconnaître dans la rue Ange Ebogo Émerent, même si la touffe broussailleuse de cheveux a disparu pour laisser la place à un crâne lisse dissimulé sous un couvre-chef gris en laine. Malgré les embouteillages endémiques qui paralysent la cité capitale, Ange Ebogo met moins d’une heure à regagner son domicile au quartier Biteng à Yaoundé où j’ai pris place dans son salon transformé en galerie de photos. Il a tôt fait de s’excuser, pourtant j’ai débarqué comme ici chez nous en Afrique, sans prendre rendez-vous, sans annoncer que j’arrivais. « J’avais rendez-vous en ville pour un travail, mais ça va. Je suis déjà là », criait-il en traversant sa porte. L’artiste gagne son grand canapé en rotin aux coussins cotonneux en soupirant, avant d’ajouter deux autres albums photos à la grande pile que j’avais déjà sur la petite table basse.

« J’ai eu beaucoup de chance pour trouver le taxi. C’est pas facile pour moi, je n’ai pas de véhicule. Je n’ai ni les moyens de m’en offrir ni d’en entretenir un. C’est mon fils Tonton Ebogo qui parfois s’arrange à venir me chercher quand j’ai un déplacement à faire. Je suis obligé de l’appeler au secours. Cette maison avale toutes mes petites économies. » En fait, on se rend bien compte qu’en six ou sept ans, la maison d’Ebogo Emerent a changé d’aspect. Outre les photos, les meubles et les nombreux fauteuils ont saturé tout l’espace autrefois libre. Au-dessus de nos têtes, depuis la véranda, le plafond en lambris de bois de qualité s’aligne en géométrie parfaite pour tisser un losange au cœur d’un carré dessiné par les décorateurs qui surplombe le petit salon où nous devisons. C’est à travers un écran plat de marque LG de 50 pouces qui mange tout un pan de mur que l’artiste me fait goûter à son clip de la campagne 2018 du président Biya. Avec les artistes qui l’accompagnent, tous chantent en cœur à la gloire de l’Homme du 6 novembre 1982. Ils oscillent entre le plein chant chorale, le gospel avec ses voix polyphoniques et le bikutsi romantisé.

Alors que son immense écran crache ses clips et ses musiques, la lumière des volets se déverse sur les épaules d’Ange Ebogo et sa veste finement carrelée, avec une fente, posée sur un pull over à rayures noires relève son visage émacié habillé par une abondante barbe poivre sel à la manière d’Eko Roosevelt. L’ange qui survole le bikutsi depuis plus de cinq décennies dégage une pensée éclairée par l’expérience dans le milieu. Sa voix énergique remplit la maison. Une grosse chevalière dorée sertie d’un faux diamant déborde de son annulaire gauche . Son pantalon bleu pétrole avec des chaussures de cuir en lacets donne à Ange Ebogo l’allure d’un homme de pouvoir. Une grosse chaîne pendue à son cou et qui se termine par une note de musique sculptée en métal lui donne des allures de star américaine en réussite.

Ebogo Émerent sort encore des disques, mais il manque de moyens pour la promotion, en plus ce sont les singles qui passent mieux. Le dernier c’était lors du Grand dialogue national. Pour Ange, une chanson suffit désormais. : « je préfère de nos jours le single que nous avions jadis dénoncés au départ avec des Américains ; je comprends mieux maintenant. Quand tu sors par exemple un album de six titres, ça fait beaucoup de travail or il y a juste un seul titre qui va accrocher le public. Le reste tombe à l’eau. Et parfois même ce n’est pas celui dans lequel tu as investi qui passe. Je pense désormais que le single est mieux». Ebogo n’est pas un artiste misérable comme certains de ses collègues morts dans le dénuement total. Il met un soin à sa mise vestimentaire et garde fière allure. Les yeux mis clos derrière sa petite paire de lunettes à monture dorée éclairent de temps en temps le visage du bientôt septuagénaire.

Le grand cordon

De 1994 à 2018, Ange Ebogo Émerent a fait toutes les campagnes pour le grand Timonier d’Etoudi. Il a chanté par amour pour son pays et pour son président dont il a une admiration profonde. Dans le clip dédié à la campagne de 2018, il chante pour son champion en scandant « qu’il est le choix de Dieu. » Mais depuis 1994, beaucoup pensent qu’ Ange Ebogo est l’un des artistes les plus riches du Cameroun . Ebogo Émerent rit de tout cela. Il rit de ses richesses supposées alors qu’il vit de l’agriculture et des petits spectacles glanés ici et là. Il rit de ce que les Camerounais qui ne connaissent pas la réalité de sa vie le taillent en pièces quand on le voit encore coincé dans les taxis, parfois en surcharge au siège avant, tel un passager lambda. Il rit enfin de son pays qui n’est jamais pressé de récompenser ses enfants les plus méritants. Pour autant, l’homme croule sous les distinctions musicales et même républicaines. Ebogo Émerent témoigne : « Les gens qui me connaissent n’ont de cesse de me demander de l’argent. Et pourtant ce n’est pas cela la réalité. Je ne suis pas un artiste riche. Je n’ai pas grand-chose. Mais je ne désespère pas que les bonnes choses vont arriver un jour. » Au cœur de la République, quelque part dans les entrailles du pouvoir, son dossier attend pour l’accomplissement définitif de son destin commencé dans la musique il y a déjà 52 ans. Ange Ebogo maudit chaque jour la pandémie du Covid 19 qui le prive depuis l’année passée de la célébration par la République de son demi- siècle de carrière.

Cultiver la patience

S’il est vrai que Ange Ebogo vit de l’agriculture et des prestations musicales, l’homme sait aussi cultiver la patience. Ange Attend ses 50 ans de carrière avec impatience au moment où la pandémie du Covid 19 est en train d’être vaincue : « Quand je vois tout ce qui été fait lors de la célébration des 50 ans de carrière de Manu Dibango et d’Anne Marie Nzié, je ne manque pas de saliver. Je brûle d’avoir un jour une maison et une voiture venant de la République ! Ces deux artistes déjà partis vers l’éternité ont tout reçu de ce pays lors de ces deux fêtes. J’attends mon tour avec impatience. Je n’ose pas dire ce que j’ai fait en 52 ans de carrière musicale ».

Pour le moment Ange s’occupe comme il peut et parle de sa longue expérience : « J’aide encore en ce moment de nombreux artistes dans les arrangements, la technique vocale et autre. J’ai commencé à goûter aux arrangements vers 1995. J’ai par exemple arrangé le chant Gospel « Teli ma zen », « mets moi sur le chemin » d’Odile Ngaska qui fut un énorme succès. » Dynastie le Tigre passera aussi entre ses mains expertes…
En novembre 2020, Ebogo est le tout premier artiste camerounais à être distingué grand cordon national de l’ordre du mérite. Pour lui, c’est la récompense de tous ses efforts et sacrifices : « Je crois que cette distinction à moi décernée par le président de la République est la récompense de cette longue carrière qui ne manque pas de déceptions. J’ai aussi été le seul ce jour-là à recevoir cette distinction des mains du Premier ministre Dion Ngute. Après cela, il est parti et le Minac, Ismaël Bidoung a continué avec les autres ».

Mais Ange Ebogo regrette qu’aucune enveloppe n’ait accompagné cette réception de grand cordon de l’ordre national du mérite camerounais. « Au village comme ici au quartier et dans la famille je n’ai pu recevoir tout le monde qui a accouru . Beaucoup ont cru que je suis rentré avec des mallettes d’argent. Si j’avais eu un peu d’argent j’aurais fait la fête avec tout le monde. Dans les transports chaque Camerounais demande encore que je lui donne sa part. Mais ce cordon est une très grande fierté pour moi». L’homme n’en revient toujours pas. Le seul artiste camerounais de l’heure à porter le Grand Cordon. « Et ce jour-là c’était devant 63 autres artistes», se vante-t-il. »

La photo immortalisant cet événement trône en grande place dans son salon. Le torse bombé, la poitrine bariolée de médailles, le premier Ministre a enchâssé en bandoulière sur Ange Ebogo son Grand Cordon avec une solennité particulière. Cette large bande jaune qui barre sa veste bleue marine transfigure l’homme né à Mfou en 1952 en ultime serviteur du destin artistique de son pays à travers le bikutsi. Son corps submergé d’émotion et strié de frissons ce jour-là semble le consacrer en statue de marbre pour l’éternité. Seule sa respiration profonde le garde encore dans le giron des vivants: le bikutsi tient enfin ses immortels.

Coffret

Ange Ebogo Émerent va se retirer quelques instants et revient avec un coffret en préparation de 81 titres. Coffret dont il prépare la sortie depuis un certain temps. Quand on lui demande à combien il compte vendre un coffret de 81 titres, Ange fait semblant de ne pas voir le danger qui guette un tel investissement : d’abord la piraterie et le pouvoir d’achat des Camerounais. Qui pourra acheter et à quel prix ? L’homme se montre convaincu : « Je suis convaincu de vendre. Même si ce ne sera qu’aux ministres. Le public attend avec beaucoup d’impatience. Ce sera aussi une grande école de musique pour les jeunes artistes. Tous les rythmes sont mis en valeur dans ce coffret ; du bikutsi avec ses variantes aux ballades, des gospels, des slows et autres … » L’homme compte tirer le plus grand bénéfice de ce coffret.
Mais le doyen du bikutsi après la disparition de Messi Me Nkonda Martin et d’Aloa Javis n’est pas sans ignorer la difficulté qu’il y a à être artiste et producteur : « la promotion et la distribution d’un disque coûtent aujourd’hui plus de trois fois plus cher que l’argent mis pour le studio. Au Cameroun, nous n’avions avant que la CRTV ( Cameroon Radio Television), pour faire la promotion de nos albums. De nos jours les chaînes de Tv et de radio pullulent dans la République. Il faut faire le tour et donner quelque chose pour qu’on diffuse ta musique. On a des amis, ils ne peuvent tout faire. Il faut aller de radios en radios. »

Gospel

Ange Ebogo Émerent refuse d’admettre qu’il sort de plus en plus du bikutsi pour entrer dans la louange du chant gospel. Beaucoup d’ailleurs au Cameroun comme Petit Pays ou K-Tino, sans chanter du gospel n’en finissent plus d’évangéliser à tout va. L’artiste refuse que l’on regarde ainsi les choses : « Je joue aujourd’hui au gospel pas pour sortir du bikutsi. Je viens du chant religieux. Je suis un ancien choriste. Ma présence dans le gospel n’est qu’un retour à la maison. Dieu se doit d’encadrer le début et la fin de mon œuvre. » En fond sonore, les musiques gospels d’Ebogo Émerent envahissent la maison. L’homme prie dans un fleuve de sons en mendiant la miséricorde et le pardon de Dieu : « Je ne suis pas pasteur, ce que je fais c’est de chanter avec toute la sincérité et la profondeur de mon cœur, » souligne-t-il.

Le chant religieux n’est pour Ange Ebogo ni une découverte, ni un virage accidentel. Il est dans le chant religieux depuis sa prime enfance :« J’ai chanté à la chorale de Nkol Avolo. J’ai chanté le chant grégorien. J’ai été aux côtés de mon frère aîné sorti de l’École Normale des Instituteurs catholiques Saint Laurent de Mvolyé qui a fait le tour des missions catholiques parmi lesquelles Mva’a où j’ai obtenu mon Certificat d’Études Primaires et Élémentaires. J’ai connu le passage du chant grégorien vers le chant beti ewondo avec les balafons. Je reprends d’ailleurs un chant utilisé par la chorale de Pie Claude Ngoumu dans ce Cd. Le chant de Njoana Joachim « one akok », « tu es la pierre ». Il n’a pas côtoyé les ténors du chant inculturé beti comme Mgr François- Xavier Amara, Les abbés Pie Claude Ngoumou ou Pierre Lucien Betene. Ange Ebogo est un peu déçu que je lui apprenne que son gospel ne peut être chanté dans la liturgie catholique de la messe. Il chante du paraliturgique propre aux rassemblements, aux veillées, et aux conventions des mouvements de réveil. A tout le moins il peut être accueilli dans les assemblées charismatiques pendant les prières et non pendant la messe.

Mbole

Ange Ebogo face aux nouveaux rythmes et à la nouvelle vague musicale camerounaise n’arrive pas à suivre le rythme. Pour lui, les jeunes annulent toutes les mélodies pour privilégier rien que les percussions. Pas de travail de chant, pas d’instruments de musique, absence d’orchestre. On dépouille tout pour danser ce qu’on appelle le « Mbole ». Pour Ebogo, Malgré les cadences et autres le Mbole n’est pas un bikustsi, sinon le bikutsi serait en regréssion : « Moi j’ai de la peine quand je dois intervenir sur un tel podium. Il me faut un orchestre complet. On ne peut tout dépouiller dans une telle musique et laisser juste la cadence. Je ne mange pas de ce pain».

Ange est-il pris de court dans ce nouveau tournant amorcé par les musiques urbaines comme le mbole très apparenté au bikutsi ? De toute évidence, pour le doyen du bikutsi, cette aventure n’est pas pour lui un tournant esthétique, mais juste de la débrouillardise acoustique sans substance : « Pour moi le chant obéit à une logique d’écriture simple qui s’apparente à une rédaction d’un sujet ; quand tu fais une rédaction, tu as normalement une entrée en matières, tu as le corps et absolument une conclusion dont le sommet est la moralité à tirer. Mais quand quelqu’un m’apporte une œuvre sans structure logique, comme arrangeur, je reprends tout, je réécris un texte approprié et je pose même parfois la voix pour aider l’artiste concerné à apprendre les variations de la voix. C’est aussi mon travail d’arrangeur».

Ange Ebogo Émerent conteste aujourd’hui avec véhémence l’artifice opératoire de la pseudo-modernisation du bikutsi qui lui enlève sa substance en ce moment, à travers des compositions alambiquées. Son autorité dans le domaine qu’il espérait sans partage lui est contredite par la nouvelle vague, remettant alors en cause sa vision angélique d’un rythme écartelé par des influences multiformes. Mais la plénitude de sens esthétique et éthique qu’il a donnée à cette musique est cependant loin de lui être enlevée.

Abbé Janvier Nama, Docteur en Philosophie

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *