Massacres de Ngarbuh: Deux mois après, où en est l’enquête ?

Maisons Brulées

Alors qu’elle devait durer 8 jours, l’enquête prescrite par Paul Biya piétine et le sentiment dominant est celui de l’impunité des responsables présumés du drame.

Aujourd’hui, la région du Nord-Ouest se souvient. Il y a deux mois, 21 civils, dont 13 enfants et une femme enceinte, étaient massacrées dans la localité de Ngarbuh, département du Donga-Mantung dans une attaque armée menée le 14 février 2020. Les Ong accusent en outre, les forces de défense et de sécurité camerounaises d’avoir «incendié cinq maisons et commis de nombreux pillages et autres passages à tabac des populations, accompagnées en cela par plusieurs membres de l’ethnie peule Mbororo.» Et dans la plus complète impunité. Pour sa part, le gouvernement avait formellement rejeté toute responsabilité dans cette tragédie.

Le 17 février, le chef de la division de la communication au ministère de la Défense, le Capitaine de frégate, Serge Cyrille Atonfack Guemo, avait publié un communiqué dans lequel l’armée reconnait avoir effectué une opération au cours de laquelle 5 personnes sont mortes dont 4 enfants et une femme, et 7 terroristes neutralisés. Quelques heures après, c’est le ministre de la Défense, Joseph Beti Assomo himself, va reprendre presque les mêmes informations, sans être aussi affirmatif que le chef de la division de la communication, mais en y ajoutant qu’il a prescrit une enquête concomitamment menée par la gendarmerie et la sécurité militaire.

Dans sa déclaration du 27 février 2020, le ministre de la Communication, René Emmanuel Sadi, indique que le président de la République a prescrit une enquête, en vue de clarifications approfondies de tous les aspects liés à cet incident de Ngarbuh. Le même jour, le gouverneur de la région du Nord-ouest, Adolph Lele Lafrique, descendu sur le terrain, précisait aux populations que le chef de l’Etat a donné 8 jours à la Commission d’enquêtepour rendre sa copie. Les membres de cette commission n’étaient pas clairement identifiés. Mais à en croire des sources gouvernementales, cet organisme est composé des membres du gouvernement, des personnalités de la société civile, des représentants des organisations de défense des droits de l’homme, des religieux et des officiers de l’armée camerounaise.

Impunité

« Deux mois se sont écoulés depuis le massacre de Ngarbuh, un délai qui est emblématique de l’impunité dont jouissent les forces de sécurité camerounaises », s’indigne Lewis Mudge, Directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Le gouvernement devrait immédiatement rendre publiques les conclusions de son enquête et faire traduire en justice les responsables », poursuit-il. Dans son rapport publié le 25 février 2020, Human Rights Watch a présenté les circonstances dans lesquelles l’armée camerounaise et des membres armés d’ethnie peule ont délibérément tué 21 civils. Selon l’Ong, l’attaque de Ngarbuh a été perpétrée en représailles contre les villageois, accusés de soutenir et d’abriter des combattants séparatistes. Des allégations rejetées en bloc par Yaoundé, qui affirme dans ses différentes communications sur cet incident, que c’est au cours des accrochages qui ont eu lieu entre six éléments d’élite des forces armées et les sécessionnistes lourdement armés, qu’un incendie s’est déclaré dans le refuge fortifié qui contenait des explosifs et des produits inflammables stockés par lesdits rebelles. « Il s’en est suivi des explosions, puis des langues de feu qui se sont propagées jusqu’aux habitations voisines », soutient le gouvernement. Dans un communiqué de presse en date du 25 mars 2020, le Commission nationale des droits de l’homme et des libertés (Cndhl) a indiqué que son président, le Dr Chemuta Divine Banda, avait participé à la commission d’enquête, dont les travaux ont été dirigés par le ministre Joseph Beti Assomo.

Le choix du Mindef dans la conduite de cette enquête a suscité beaucoup d’inquiétudes sur son indépendance, de la part de certaines Ong. Relevons que le massacre de Ngarbuh a été largement condamné par la communauté internationale, notamment par le Secrétaire général de l’Onu, la Haut-commissaire des Nations-Unies aux droits de l’homme, l’Union européenne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, le Canada… Le 22 février 2020, s’exprimant à propos de ces tueries, le président français Emmanuel Macron avait promis d’exercer une « pression maximale » sur le président Biya pour mettre fin aux « violations intolérables des droits humains au Cameroun ». Malgré le tollé général autour de ces crimes odieux, le gouvernement n’a toujours pas rendu la copie de son enquête. Sinon, il n’a pas manqué de tirer à boulets rouges sur les Ong et médias qui ont publié sur le sujet et dont les conclusions responsabilisent l’armée camerounaise.

Complicité

Le 9 mars 2020, le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, est monté au créneau et accusent certains médias, Ong (Human Rights
Watch et Amnesty International) et des agences des Nations Unies, entre autres, d’alimenter le terrorisme, déstabiliser le Cameroun et produire de faux rapports pour ternir l’image des forces de sécurité camerounaises. Selon le gouvernement, Human Rights Watch ne dispose d’aucune preuve matérielle susceptible d’étayer ses affirmations. Et aussi, soutient-on, ce qui achève de convaincre sur la partialité absolue de l’Ong dans les conclusions de son enquête, « ce sont les accointances avérées entre l’auteur dudit rapport et les milieux terroristes ». En effet, le régime de Yaoundé affirme détenir des « preuves irréfutables » qui lient d’une part Ilaria Allegrozi, chercheuse senior au sein de Human Rights Watch par ailleurs auteur du rapport incriminant l’armée, et d’autre part, de nombreux terroristes sécessionnistes qui mettent régulièrement à sa disposition et à sa demande, depuis le début de la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, « des photographies, des vidéos », afin que celles-ci servent plutôt d’arguments à charge contre les forces de défense et de sécurité.

Le gouvernement indique avoir interpellé le 24 février 2020, sécessionniste dénommé « Nfor Yacubu », et l’exploitation de son téléphone portable, aura permis d’établir que l’intéressé entretient d’étroites relations de « complicité active » avec Ilaria Allegrozi. A en croire le porte-parole du gouvernement, plusieurs échanges par messages téléphoniques interceptés montrent comment Ilaria Allegrozi demande à Nfor Yacubu, « de lui fournir autant que possible, en les fabriquant de toute pièce, des documents visuels, photographies et vidéos, montrant les forces camerounaises de défense et de sécurité en train de commettre des violences sur des civils.» Toujours selon le gouvernement, dans un message la chercheuse senior demande au séparatiste « de toujours prendre la précaution de supprimer sur son téléphone, tous les contenus de leurs conversations, pour des raisons de sécurité.» Cette collusion de certaines Ong avec les milieux terroristes, constate Yaoundé, s’étend jusqu’au secteur de la santé, où il a été noté que Médecins sans frontières avait pratiquement transformé certains centres d’accueil médicaux en refuges des sécessionnistes séparatistes, se refusant à informer les autorités, tel que requis, de la présence de tout blessé par balle dans leurs établissements sanitaires.

Transparence

Selon les Ong, la crise anglophone qui dure depuis trois ans a déjà fait environ 3 000 morts et provoqué le déplacement de plus de 730 000 civils. Notons que le Cameroun est aujourd’hui confronté, comme de nombreux pays dans le monde, à une crise sanitaire liée à la propagation du Covid-19. C’est d’ailleurs le pays d’Afrique centrale le plus touché, avec plus de 900 cas positifs dont 14 décès au 16 avril. Mais la pandémie n’a pas mis fin aux combats entre forces républicaines et séparatistes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. « Bien qu’elle soit d’une importance capitale, la lutte contre la pandémie ne devrait pas empêcher de prendre des mesures concernant les principales préoccupations relatives aux droits humains et d’établir les responsabilités pour de graves abus de l’armée », a précisé Lewis Mudge. « En cette période de crise nationale, la transparence est d’autant plus précieuse et le gouvernement devrait montrer qu’il n’hésitera pas à tenir les militaires responsables de meurtres délibérés de civils pour comptables de leurs actes », conclut-il. Devant l’inertie de la justice camerounaise, plusieurs Ong ainsi que des dizaines de familles des victimes entendent se constituer partie civile et porter l’affaire directement devant la Cour pénale internationale (Cpi).

Ahmed MBALA

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