La guerre de l’après-Biya s’est transmutée en une guerre par procuration, qui reflète autant les fissures géopolitiques des grandes puissances que les frictions entre les Etats-Unis et la France.
Les agendas contradictoires des Etats-Unis et de la France autour de la succession de Paul Biya, 87 ans, qui occupe les plus hautes fonctions de la République depuis 1982, laissent présager un ciel nuageux entre les deux puissances. Le sujet n’est pas du tout tabou, bien que le locataire du Palais d’Etoudi soit toujours actif, continuant à prononcer des discours et à faire des « Tweet ». Dans un rapport de mission que Le Messager a pu consulter, des parlementaires français reprochent le pays de Donald Trump de jouer un jeu dangereux au Cameroun. Un avis présenté par une délégation de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, dans le compte rendu d’une mission effectuée en début d’année 2020 au Cameroun. « Le Cameroun n’est pas encore au menu géopolitique des grandes nations, mais il risque de le devenir », a affirmé le député Didier Quentin (Les Républicains) dans son compte rendu de la mission qu’il a effectuée du 14 au 17 janvier 2020 au Cameroun pour le compte de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française. A en croire ses propos, les Etats-Unis manœuvrent actuellement pour contrôler les leviers du pouvoir de Yaoundé dans la crise anglophone, et surtout dans la succession de Paul Biya au sommet de l’Etat.
Priorité
Et l’ouvrier commis à la tâche par Donald Trump pour influencer les officines, apprend-on, est le sous-secrétaire d’Etat américain pour les Affaires africaines, Peter Tibor Nagy. « Le rôle des États-Unis et singulièrement de M. Nagy nous a été rappelé par la quasi-totalité de nos interlocuteurs », écrivent les parlementaires français, qui soutiennent par ailleurs que « la politique américaine au Cameroun est clairement une politique hostile à Paul Biya et par voie de conséquence, peut-on dire, aussi à la France, qui apparaît comme l’ami de Paul Biya ».
La délégation de la commission des Affaires étrangères de la chambre basse du Parlement français estime dans son compte rendu que les Etats-Unis ont pu trouver la Suisse comme allié et dans une moindre mesure le Royaume-Uni. « Mais il faut noter, c’est important, qu’ils ne sont suivis par aucun État de la région », soutiennent les parlementaires. Ces derniers notent la présence d’autres acteurs dans cette bataille géopolitique.«Quant à la Chine, elle ne nous est pas apparue faire du Cameroun une priorité. La Turquie, elle, s’implante de plus en plus, comme la Russie en Centrafrique […] l’unité d’élite de l’armée camerounaise est essentiellement formée et encadrée par des Israéliens », précisent-ils. Ils soulignent de manière regrettable de n’avoir pas vu « l’armée française » au Cameroun.
La reconstruction du Noso
Autre sujet de discorde entre Paris et Washington, la question de la crise sociopolitique qui touche actuellement les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Nombreux sont ceux qui considèrent que les près de 40 milliards que la France a décidé d’apporter au Cameroun dans le projet de reconstruction du Noso pourrait déterminer les contours du Cameroun post-Biya. Selon un membre influent du Rdpc (parti au pouvoir), Paul Biya soutiendrait la démarche française et serait par contre hostile à un successeur qui laisserait les Etats-Unis renforcer son influence dans le pays.« La France ne partagent certes pas le point de vue de Washington sur la crise anglophone. Mais rappelons que l’activisme de Paris avec la multiplication des audiences entre Paul Biya et l’ambassadeur de Paris à Yaoundé, Christophe Guilou, a pour mission de contrer l’influence américaine», estime un spécialiste des relations internationales.
De l’autre côté, Washington accentue sa pression pour pousser les autorités camerounaises et appellent à un « vrai dialogue » et à un « transfert de pouvoir » vers les régions anglophones du Cameroun, estimant que la réponse militaire privilégiée par le gouvernement ne faisait que renforcer les séparatistes. Récemment face au Congrès américain, le Sous-secrétaire d’Etat américain en charge des Affaires africaines a indiqué qu’il faut « absolument » que le régime de Yaoundé intègre les populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dans la gestion de leurs affaires, pour que le Plan présidentiel pour la reconstruction et le développement des régions anglophones réussisse. «Le gouvernement camerounais parle d’un Programme de reconstruction pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, mais malheureusement il n’y a pas de possibilité de le mettre en œuvre », a déclaré Tibor Nagy. Et puis, poursuit le diplomate américain, « le gouvernement camerounais semble oublier que le désir numéro un des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, c’est d’avoir leur mot à dire dans la gestion de leurs propres affaires».
Crispation politique
Avec le franc-parler qu’on lui connait, Tibor Nagy ne rate pas chaque fois que l’occasion se présente, de fustiger la gouvernance camerounaise. Souvenons-nous de ses déclarations incendiaires du 27 novembre 2019, qui avaient les officiels de Yaoundé dans tous leurs états. « Bien que les relations entre le Cameroun et les États-Unis restent cordiales, de lourdes sanctions seraient appliquées si le pays d’Afrique centrale continuait obstinément à violer les lois internationales des droits de l’homme… Ne gaspillez pas l’argent des contribuables pour implorer les Etats-Unis d’assouplir les sanctions de l’Agoa», avait lâché le diplomate américain face à une délégation camerounaise conduite par le ministre délégué du Cameroun auprès du Ministère des Relations extérieures en charge de la Coopération avec le Commonwealth, Felix Mbayu.
Pour mémoire, le président Biya avait reçu au Palais de l’Unité, le Sous-secrétaire d’Etat américain en charge des Affaires africaines au mois de mars 2019. Quelques jours avant son arrivée en terre camerounaise, Tibor Nagy avait provoqué un tollé, en plaçant la crispation politique et la crise dans les régions anglophones au centre de ses échanges avec les officiels de Yaoundé. Il avait ainsi promis d’inciter les autorités du pays à être « plus sérieuses » dans leur gestion de la crise anglophone, indiquant que les mesures prises par le pouvoir de Yaoundé ne suffisaient pas à calmer les tensions.