Cameroun – Le massacre de Messa selon un témoin oculaire : Célestin Bedzigui

Célestin Bedzigui

Célestin Bedzigui, témoin oculaire des événements, raconte :

«…Nous habitions au camp des fonctionnaires indigènes de Messa dont je me rappelle bien les toits en natte des cases… Le camp des fonctionnaires s’étendait du marché des légumes qui faisaient face au local abritant le Centre antituberculeux a ce qui pendant des années a été le dispensaire de Messa en face l’entrée, aujourd’hui à l’arrière de l’Hôpital Central de Yaoundé. Au-delà, que ce soit du côté du Centre Pasteur ou de la Pharmacie centrale, c’était le quartier des Blancs ou les Noirs n’étaient pas tolérés, passé une certaine heure !!!… La route qui devant le court de tennis de Messa n’existait pas à cette époque. Le quartier Bamiléké qu’on appelait « Town Graffiss » commençait derrière le Marché et s’étendait jusqu’au marigot « Obala » et qui est appelé aujourd’hui Mokolo-Elobi et remontait jusqu’au quartier Yambassa au carrefour de la Mission catholique. La zone de Nkomkana et Tsinga qui était absolument inhabitée, couverte d’une savane boisée et de goyaviers visitées parfois par des essaims de singes et servait de zone de pâturage pour les bœufs des Haoussas de la Briqueterie voisine. Derrière le quartier des fonctionnaires en descendant vers le quartier haoussa de la Briqueterie, il y avait le quartier Babouté qui jouxtait ce qui est toujours le marché de charbon… Ce jour-là du 25 Mai, comme la marche avait été annoncée, nous avons été gardés à la maison ; plusieurs centaines d’Upecistes sont sortis du quartier Bamiléké de « Town graffiss » et ont commencé à se diriger vers l’hôpital central par la route en terre qui traversait le camp des fonctionnaires indigènes… en passant devant notre case. Celle-ci était séparée de la case de l’infirmier Meto’o, un infirmier Bulu de Sangmelima chez qui Biya habitera quand après le séminaire, il fréquentera le Lycée Leclerc par le local du commissariat de police de Mokolo et par la route qui descendait à la Briqueterie au bord de laquelle se trouvait une autre case, à l’emplacement ou s’élèvera des années plus tard l’immeuble qui abritera le salon « Agui Coiffure ». Plus loin, à notre gauche et à la deuxième rangée était la case de Esso, un fonctionnaire Douala, père de Laurent Esso ; cette case jouxtait le local du Syndicat des travailleurs de la région Nyong et Sanaga et l’école des filles de Messa. …

Ma grande sœur et moi regardions à travers les barreaux de la fenêtre passer le flot interminable des marcheurs. Mon grand frère plus hardi sortit et se mêla à cette foule. A environ près trois cent mètres de notre case, à la limite du camp des fonctionnaires indigènes, au niveau où sera construit plus tard l’immeuble abritant la BICIC Messa où il n’y avait alors que les mêmes cases en nattes de fonctionnaires indigènes, il avait été placé un fort peloton de « Saras », ces militaires importés du Tchad et de Centrafrique. Le peloton était commandé par un Blanc qui avait mis ses éléments en position de tir. Mon frère nous rapportera que le Blanc qui commandait le peloton traça une ligne sur la route en terre et dit aux marcheurs que s’ils franchissaient cette ligne, il allait donner l’ordre de tirer …Certains auraient pensé que c’était la crainte que les marcheurs Noirs, allant au-delà de la limite de la zone indigène, ne s’attaquent aux occupants des résidences occupées par les Blancs à quelques encablures. Les marcheurs ont continué à avancer et ont franchi la ligne et il a donné l’ordre de tirer.

De notre case, nous avons soudain entendu de multiples détonations et de cris et vu les gens refluer en courant en masse en passant devant notre case. Ma maman qui était dans la cuisine derrière est entrée dans la case en nous arrachant à la fenêtre et en fermant toutes les ouvertures en criant « Ou est Mama ? Où est Mama ? » du nom de mon grand frère… Les détonations ont continué pendant que les marcheurs refluaient en courant, poursuivis par les militaires Saras dont nous entendions les cris et les bruits de brodequins et qui continuaient à tirer sur eux comme des lapins. Mon frère a réapparu deux heures plus tard par l’arrière de la maison en provenance du quartier Babouté et recevra une raclée mémorable de ma mère. Mon père arrivera à la maison à la tombée de la nuit, grâce à sa carte de fonctionnaire et nous barricadera. On entendra des coups de feu toute la soirée et la nuit cette fois venant de « Town Graffiss »… Les militaires Saras étaient partout. Et toute la nuit on les entendait vociférer à l’extérieur.

Lorsque le jour s’est levé le lendemain, des dizaines de cadavres qui ont été récoltés sur la route et à « Town Graffiss » étaient alignés sur le sol devant le Commissariat de Messa à quelques mètres de notre case et des centaines de personnes couvertes de boues et ensanglantées étaient assises à même le sol, les mains sur la tête… Les cadavres étaient étalés là comme des trophées, sans la moindre pudeur et la moindre considération de leur humanité, un peu comme le seront plus tard les têtes des nationalistes empalées sur les pieux sur les places de marchés à l’Ouest.

Toute la journée durant, nous avons assisté à un ballet de camions venus enlever tous ces corps et ces gens. A partir de cette nuit-là et pendant longtemps, on ne pouvait plus être dehors entre 8h du soir et 5h du lendemain ».

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