Discours de Paul Biya à la jeunesse : entre réalisme économique et tradition moralisatrice

Paul BIYA 10 fev 2024

Comme chaque année, le chef de l’État camerounais s’est prêté ce 10 février à l’exercice du dialogue direct avec les 18-35 ans, à travers une adresse télévisée. L’occasion de délivrer un message empreint de réalisme quant aux difficultés économiques qui étreignent la jeunesse, tout en maintenant la tradition homilétique sur la déliquescence des mœurs de la société camerounaise. Analyse.

La déception CAN 2023, l’inquiétude du pouvoir d’achat

Fidèle à ses habitudes, Paul Biya a choisi d’introduire son propos en évoquant deux sujets d’actualité particulièrement saillants dans l’esprit de son jeune auditoire : la contre-performance des Lions indomptables à la récente CAN, et la délicate question de l’augmentation des prix du carburant à la pompe.

Sur ces deux thématiques majeures, le ton présidentiel se veut à la fois compréhensif et rassurant. Compréhensif, en reconnaissant la « déception » légitime des jeunes supporters après l’élimination précoce de la sélection nationale qui défendait son titre en Côte d’Ivoire. Rassurant, en promettant que « nous reprendrons le combat et nous vaincrons encore ».

Des difficultés économiques reconnues

Même son de cloche sur la problématique de la flambée des tarifs des carburants, avec un Paul Biya qui mesure combien ce sujet angoisse les ménages camerounais. « Vous êtes également, sans doute inquiets, des répercussions qu’elle pourrait avoir sur vos conditions de vie » reconnaît ainsi le chef de l’État.

Tout en assumant cette décision du gouvernement liée à des « contraintes budgétaires », le président de la République veut se montrer à l’écoute en listant les « différentes mesures d’accompagnement » prises. Un exercice d’empathie assez rare dans la bouche du Chef, et qui témoigne de l’impact bien réel de l’inflation énergétique sur les jeunes générations.

Chômage des jeunes : un bilan en demi-teinte

Cette approche réaliste, Paul Biya l’applique également concernant la problématique brûlante du chômage des jeunes, l’un des défis majeurs du Cameroun avec ses millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché de l’emploi.

Des efforts soulignés…

Dans son discours, le président camerounais souligne ainsi à grands traits les « progrès encourageants » accomplis ces dernières années à travers des programmes publics destinés à faciliter l’employabilité et l’entreprenariat des jeunes : Plan Triennal Spécial Jeunes, Programme de Promotion de l’Entreprenariat, centres de formations professionnelles…

Des initiatives qui « ont permis de financer des milliers de projets » et « généré des dizaines de milliers d’emplois » directs nuance Paul Biya, en citant des chiffres concrets.

…mais le compte n’y est pas

Cependant, le chef de l’État sait pertinemment que ces actions louables restent largement insuffisantes comparativement à l’ampleur du défi, un euphémisme qu’il reconnaît d’ailleurs sans ambages. « Je suis bien conscient, ils (les progrès) demeurent insuffisants par rapport au nombre de jeunes qui sont en quête d’emploi » admet-il ainsi.

Face à un problème structurel qui semble le dépasser, Paul Biya en appelle donc une nouvelle fois à « saisir les opportunités » offertes par les plans économiques gouvernementaux pour que les jeunes se tournent vers « l’auto-emploi ».

Quitte à réitérer des incitations maintes fois martelées, Paul Biya fait ici preuve de lucidité et de réalisme quant à l’incapacité du pays à endiguer le fléau du chômage des jeunes par la seule action étatique.

Une homilie attendue sur les dérives comportementales

Après ce rapide tour d’horizon ancré dans les réalités quotidiennes de la jeunesse camerounaise, le président de la République bascule ensuite dans un registre beaucoup plus traditionnel (et attendu) dans ce genre d’exercice présidentiel : la homilie sur la dépravation des mœurs et le renoncement aux valeurs qui mine la société camerounaise, notamment chez les moins de 35 ans.

Un réquisitoire contre la « dépravation des mœurs »

Le contraste est ainsi saisissant entre le début de l’adresse présidentielle, quasi inédit dans sa capacité d’empathie avec les difficultés économiques des jeunes, et le virage moraliste opéré ensuite à grand renfort de leçons de morale.

Sans ambages, Paul Biya dénonce pèle-mêle « la dépravation des mœurs », « la violence« , « l’indiscipline », ou « la consommation de l’alcool et des stupéfiants » chez les jeunes. Des maux symptomatiques d’une « détérioration progressive des valeurs » qui frapperait la société camerounaise.

Avec une mention spéciale accordée aux « déviations » permises par les réseaux sociaux, devenus à ses yeux des vecteurs privilégiés de la déliquescence ambiante.

La faute aux parents et éducateurs

Bref, tout y passe dans cet inventaire sans concession des tares qui rongeraient la jeunesse du pays. Au point même de s’interroger ouvertement : nos jeunes Camerounais seraient-ils devenus des êtres immoraux incapables du moindre effort ou respect ?

Face à ce réquisitoire, Paul Biya en appelle alors à « une véritable prise de conscience ». Mais également et surtout aux « parents et plus généralement à tous les éducateurs » dont il fustige le laxisme, les sommant de reprendre leur rôle pour endiguer ce qui s’apparente à ses yeux comme une crise morale sans précédent.

Mirages de l’émigration et appel au sursaut patriotique

Après ce passage attendu sur la discipline et le civisme de la jeunesse, autre classique du genre : la mise en garde rituelle contre les mirages de l’émigration à tout crin, perçue par Biya comme la marque d’un manque de patriotisme des nouvelles générations.

Là encore, c’est un décalage saisissant entre la prévenance dont il a fait preuve au début de son allocution à l’égard des difficultés quotidiennes des jeunes, et l’intransigeance retrouvée quand il s’agit de dénoncer leur tentation de l’exil.

« Certes, notre pays, comme bien d’autres dans le monde, connaît une conjoncture difficile » admet une nouvelle fois le président camerounais. Avant de recadrer aussitôt : « Cependant, la solution n’est pas toujours de s’en aller« . Et de rappeler aux jeunes leurs « responsabilités » envers la nation, les enjoignant en somme à rester au pays par devoir patriotique.

Au final, un numéro d’équilibriste périlleux

Tiraillé entre deux impératifs, ce discours présidentiel apparaît in fine comme un savant exercice de grand écart auquel se prête chaque année le très prudent Paul Biya.

D’un côté, faire preuve de compassion et d’écoute quant aux nombreuses difficultés qui assaillent une jeunesse camerounaise déboussolée par le chômage de masse et la cherté de la vie.

De l’autre, maintenir contre vents et marées le rôle de gardien des valeurs traditionnelles camerounaises qui caractérise le patriarche depuis 40 ans à la tête du pays.

Cet impossible numéro d’équilibriste entre réalisme et tradition donne lieu, comme souvent avec Paul Biya, à un discours tiraillé entre deux impératifs qu’il ne parvient pas à réconcilier. Au risque de perdre en crédibilité le message qu’il délivre au pays ?

Par Arsène Obama, 237online.com

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