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Cameroun: Stéphane Claude M’BAFOU rend Un dernier hommage à David ABOUEM à TCHOYI

David ABOUEM à TCHOYI

Le 15 janvier 2025, le Cameroun a perdu une figure majeure de son histoire administrative et intellectuelle. David ABOUEM à TCHOYI s’est éteint le jour même de son 81e anniversaire, à la veille de la parution d’un ouvrage collectif en son honneur intitulé « Servir l’État, études offertes à David Abouem à Tchoyi ». Dans cette tribune que nous publions intégralement, Stéphane Claude M’BAFOU, son disciple et Directeur Associé d’Agora Consulting, qu’il considérait comme son fils spirituel et professionnel, livre un témoignage émouvant sur celui qui fut pendant plus de 55 ans un serviteur exemplaire de l’État camerounais.

Un intellectuel dans la cité
A la douce mémoire de David ABOUEM à TCHOYI
15 janvier 1944 – 15 janvier 2025

Monsieur David ABOUEM à TCHOYI est pour les consultants de ma génération, une figure tutélaire, un totem au sens ethnologique, c’est-à-dire une figure considérée comme l’ancêtre ou le protecteur d’une collectivité ou d’un individu (Larousse, 2023), qui à ce titre est l’objet de devoirs particuliers (Le Robert, 2023).

Cette définition revêt une charge singulière pour l’auteur de ces lignes, qui, il y a vingt ans, a eu le projet de fonder au Cameroun, un bureau d’études pour proposer des solutions pleinement adaptées aux enjeux et défis qui interpellent l’Afrique dans la conduite de son développement. Si le contexte, objectivement, était rendu favorable par le fait qu’un certain nombre de pays sur le continent s’apprêtaient à renouer avec la planification de leur développement, il n’en reste pas moins que l’aventure était hautement périlleuse au regard du risque attaché au retour au pays natal, après avoir longtemps vécu à l’étranger. La charge est encore plus forte aujourd’hui, peu après qu’il ait tiré sa révérence.

Pour revenir au passé, dans le cadre de la maturation de ce projet entrepreneurial, un consultant émérite français vers lequel m’avait envoyé mon père, me recommanda de démarrer cette activité en me mettant sous l’aile d’un senior susceptible de faire bénéficier ma démarche du surcroît de crédit qui fait défaut à tout jeune professionnel désireux de s’investir dans la consultation au Cameroun. Le souvenir de l’étude conduite par M. ABOUEM à TCHOYI pour le compte du PNUD Cameroun en 1996, Bonne gouvernance, étude de cas par pays, dans le cadre de la préparation du Programme National de Gouvernance, qui avait passionné l’étudiant d’alors, m’a conduit à solliciter son mentorat, qu’il a accordé le jour de mai 2006 où il m’a reçu. Il a porté Agora Consulting sur les fonts baptismaux il y a 19 ans, et m’a hissé sur ses épaules, pour me permettre de voir au loin. Maître, guide et inspirateur, il m’a mis le pied à l’étrier et s’est investi avec la plus grande bienveillance dans une transmission intergénérationnelle qui je l’espère, ne l’aura pas trop déçu. Je dois relever pour l’anecdote, que l’étude de 1996 précitée, a été le point de départ de mon intérêt pour les questions de gouvernance et de développement institutionnel. Mon père, encore lui, qui me l’avait remise en m’assurant qu’elle m’édifierait vu mon appétence pour la science administrative, n’imaginait pas qu’il contribuait ainsi à la gestation d’une improbable vocation de consultant.

La passion de l’Etat

Phénix renaissant sans cesse de ses cendres, M. ABOUEM à TCHOYI a pratiqué pendant plus de 30 ans, le métier de consultant en management public, après avoir dans une première partie de sa carrière, servi l’Etat comme haut fonctionnaire et comme membre du gouvernement. Tout compte fait, il aura servi l’Etat 55 années durant, en tant que prescripteur, théoricien, praticien ou évaluateur de l’action publique. Haut fonctionnaire, il a dans une première séquence de sa carrière, influencé l’action de l’Etat, notamment en qualité de Chef de service puis Directeur de l’Organisation du Territoire au Ministère de l’Administration Territoriale, Secrétaire général du Ministère de l’Administration Territoriale (1972-1974), Secrétaire général du Ministère du Plan et de l’Aménagement du Territoire puis du Ministère de l’Economie et du Plan (1974-1975), Secrétaire général des Services du Premier Ministre (1975-1976), Gouverneur de la province du Nord-Ouest (1976-1983) puis de celle du Sud-Ouest (1983-1984), Ministre Secrétaire général de la Présidence de la République et à ce titre chargé de la coordination du travail gouvernemental (1984-1985) en raison de la suppression du poste de Premier Ministre, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (1985-1986), Inspecteur général au Ministère de l’Administration Territoriale (1988-1992). Consultant en management public dans une autre vie professionnelle, il a, entre 1992 et 2024, accompagné le développement institutionnel et le renforcement des politiques publiques dans une vingtaine de pays africains.

Acteur majeur de la société civile, sage actif, il servait la communauté nationale depuis 2017, en tant que membre de la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme, organe consultatif placé sous l’autorité du Président de la République du Cameroun. Il a co-dirigé avec l’auteur de ces lignes, aux éditions L’Harmattan, les ouvrages 50 ans de réforme de l’Etat au Cameroun : stratégies, bilan et perspectives (2013) et Améliorer l’efficacité de l’Etat au Cameroun : propositions pour l’action (2019). Il a également été un formateur au talent et à la rigueur appréciés par plusieurs générations de cadres des secteurs public et privé au Cameroun et en Afrique. Ses travaux sont impressionnants, tant ils mettent en évidence sa rigueur analytique, la portée de son comparatisme critique, sa capacité de déconstruction et de reconstruction théoriques, son puissant esprit de synthèse, son attachement à analyser les enjeux et les défis qui interpellent la société, et sa passion de partager la connaissance.

Un intellectuel dans la cité

Monsieur David ABOUEM à TCHOYI était un intellectuel. Mais peut-être convient-il, avant d’aller de l’avant, de définir ce concept. L’intellectuel est en effet celui qui fabrique des outils pour penser et qui cherche à les diffuser. C’est aussi celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, celui qui, pour employer les termes de Pierre Bourdieu, met son capital symbolique au service d’une cause. L’intellectuel est, en ce sens, celui qui réfléchit à l’impact de ses idées sur le plan socio-politique et qui cherche à les appliquer à des problèmes concrets. C’est celui qui croit jusqu’à un certain point au pouvoir des idées. C’est aussi celui qui, au coeur même de son domaine d’expertise, cherche à développer des idées qui ont directement ou indirectement une incidence sur la société dans son ensemble.

Consultant, formateur et auteur, Monsieur ABOUEM à TCHOYI a fabriqué des outils pour penser et les a diffusés, éclairant de ses idées plusieurs générations de décideurs, de cadres supérieurs et d’agents des secteurs public et privé et de la société civile. Il s’est parfois mêlé de ce qui ne le regarde pas, comme l’illustre sa tribune du 10 janvier 2017, intitulée « Le problème anglophone pourrait devenir le nouveau Boko Haram », antérieure à sa nomination comme membre de la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Multiculturalisme, tribune dans laquelle il présentait « les six facettes de la crise anglophone », que sont :

« 1- La critique de l’Etat centralisé.
2- Le transfert des centres de décision de Yaoundé, loin des populations et de leurs problèmes.
3- Le non-respect des engagements relatifs à la prise en compte, de manière équitable, des cultures et traditions institutionnelles, juridiques, administratives…héritées des anciennes puissances administrantes.
4- Le non-respect des promesses solennelles faites pendant la campagne référendaire de 1972.
5- Le changement du nom de l’Etat : remplacement de « la République Unie du Cameroun » par « la République du Cameroun ».
6- Le non-respect du bilinguisme dans le secteur public, bien que la Constitution fasse du français et de l’anglais deux langues officielles d’égale valeur. »
Indiquant qu’aucune des six facettes sus-évoquées n’était insusceptible de solutions, il rappelait que « l’Histoire a lancé aux Camerounais un défi sublime : celui de bâtir, à partir du parcours singulier de leur pays, un Etat uni, capable de constituer un modèle d’intégration des divers héritages coloniaux et de ses valeurs traditionnelles multiséculaires ». Il ajoutait comme un testament moral, que « cela ne peut, toutefois, se faire qu’avec humilité, dans le dialogue, la concertation et l’entente cordiale ». Il a également rappelé à juste titre, dans son interview à Jeune Afrique du 06 juillet 2020, que « Aucun dialogue ne peut réussir sans compromis ni renoncement. »

Leçons de vie

Monsieur ABOUEM à TCHOYI aura été pour moi un père professionnel et un peu un père tout court. C’est peu dire qu’il m’aura fait grandir. Son exceptionnelle densité intellectuelle, son intelligence des hommes et des situations, sa grande ouverture d’esprit m’ont formé, instruit, élevé, fait de moi une meilleure personne. Je ne lui serai jamais assez reconnaissant d’avoir été mon mentor dans un métier particulièrement exigeant, et de surcroît, de m’avoir biberonné de son affection.
Son humour ravageur était puissant et détonant. Une anecdote me vient à l’esprit. Un jour de 2008, sortant d’une réunion professionnelle, nous nous mîmes à échanger fortuitement sur l’ingratitude humaine. Il me fit cette remarque : « Stéphane, mon père me disait que si tu aides quelqu’un dans la vie et que pour toute récompense il ne cherche pas à te tuer un jour, il faut lui dire merci ». A ces mots, nous nous sommes arrêtés et avons ri à gorge déployée sur le trottoir, pendant que les passants se demandaient ce qui amusait ainsi le vieux fou et le jeune fou.

C’était un homme remarquable d’intelligence, de sagesse et de bienveillance. Il était d’une simplicité extrême, il était l’ami des faibles, le protecteur des démunis. J’ai appris auprès de lui que l’autorité véritable s’exerce d’abord avec le coeur, et dans la bienveillance. Sa vie jusqu’à son départ, est une leçon de modestie et d’humilité. David ABOUEM à TCHOYI, mon maître, était un homme exceptionnel, comme il y en a très peu dans une génération. C’était un serviteur au sens le plus noble du terme, qui considérait que l’agent public et au-delà, tout aîné social, exerce un sacerdoce laïc dont il devait se montrer en tout temps digne. Il considérait aussi que la solidarité est la loi d’équilibre de la société, et que chacun d’entre nous constitue le maillon d’une chaine à ne pas rompre. Son héritage moral est immense.

Le fidèle de la Paroisse Marie Gocker de l’Eglise Presbytérienne Camerounaise qu’il était apprécierait certainement de s’entendre dire que « si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean 12 : 24). Il s’est éteint le 15 janvier 2025, date de son 81e anniversaire. C’était également la veille de la parution de l’ouvrage collectif pluridisciplinaire Servir l’Etat, études offertes à David Abouem à Tchoyi, rédigé en son honneur et comme le témoignage du lien qui unit les différentes générations d’analystes de l’action publique succédant les unes aux autres, et qui toutes poursuivent le même effort : nourrir la réflexion sur l’Etat, améliorer son efficacité et éclairer la pratique des décideurs. Hommage d’une communauté professionnelle, ces études sont le témoignage du respect et de l’estime dans lesquels sont tenues la personne et l’action du dédicataire. C’est aussi un acte tardif d’humble contre-don, le présent en retour qu’une communauté fait à celui qui, sans rien attendre, aura tout donné de lui-même.

Yaoundé, le 16 janvier 2025
Stéphane Claude M’BAFOU
Directeur Associé – Agora Consulting

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