Cameroun: Miroir de l’individualisme présidentiel

Nous avons, de Césaire, aimé le Discours sur le colonialisme. Loin de prétendre à la même qualité, un discours sur l’individualisme vient d’être servi au peuple du Cameroun par le Président de la république. Le peuple du Cameroun y a été marqué au fer de l’indignation présidentielle, au point de subir une flagellation publique, urbi et orbi.[pagebreak] C’était l’injure à ne pas faire aux Camerounais, d’autant moins qu’ils ne sont pas convaincus de l’avoir méritée. Car il n’est pas encore établi que parlant de l’individualisme comme il a cru devoir le faire, le Président de la république du Cameroun ait parlé ni du peuple, ni au peuple du Cameroun. Les Camerounais ne s’y reconnaissent manifestement pas, ou à une très infime proportion – par ailleurs circonscrite au sommet de l’Organisation au pouvoir.
Comment le Président de la République du Cameroun en est-il donc arrivé à se convaincre, lui, que c’est par l’individualisme que le monde entier devrait désormais identifier ses ’’Chers Compatriotes’’ ? La question est loin d’être mineure ; elle ne peut être abordée à la légère au regard de sa gravité. Car il y a pire que de s’être préféré à son peuple pendant trois décennies : c’est de se tromper de peuple, après 80ans.

MON MOI A MOI !
Point n’est besoin d’avoir fait ses classes de Philosophie pour avoir une idée recevable de ce qu’est l’individualisme. Ce phénomène humain et social ne se limite pas à sa portée théorique et cérébrale. L’individualisme se situe moins dans l’ordre de la pensée que dans l’ordre du vécu : il s’expérimente au quotidien par les diverses frustrations qu’il inflige à tous ceux qui en subissent les morsures.
Le premier dictionnaire à portée de la main le définit comme tendance à considérer les droits et les intérêts de l’individu qu’on est comme supérieurs aux droits et aux intérêts des autres membres de la société. Cette attitude se traduit aussi par le refus de « faire corps » ou de « faire équipe » avec les autres, dans un groupe ou dans une collectivité, pour plutôt faire, comme on dit, « cavalier seul ». Ce rejet de toute forme de solidarité ou de partage est aussi connu sous le nom d’égocentrisme ou d’égoïsme. Ces différents termes plus ou moins apparentés renvoient au même champ sémantique de l’individualisme : tous signifient qu’en toutes circonstances, mon « moi » est privilégié au détriment de tout ce qui n’est pas « moi ». Alors, mon « moi » à moi est le centre de tout, puisque que je me suis, moi, constitué le centre de tout. Dans l’ordre de la répartition des avantages et des richesses, l’individualiste transforme toute une nation en un gâteau au milieu duquel il s’installe. Sa ligne d’inconduite est simple : « ce qui est à moi est à moi ; ce qui est à toi est à nous».
Ce phénomène est si sournois et si dissimulé qu’il y a toujours quelque risque à parler de l’individualisme. Aussi longtemps qu’on se souvienne, nul n’en parle généralement que pour en accabler les autres, jamais pour assumer le sien propre. Ce risque a donné naissance à des controverses instructives entre des penseurs connus tout au long des siècles passés.

UNE CONTROVERSE SECULAIRE ET INSTRUCTIVE
Au XVIe siècle européen, Montaigne disait qu’il faut « se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même ». Un siècle plus tard, au cœur de l’humanisme classique, l’individualisme s’est cristallisé dans le cogito de Descartes : la pensée renvoyait le penseur à lui-même pour constater et consacrer sa propre existence. Il s’agissait bien de ’’réflexion’’. Or réfléchir, c’est aussi renvoyer son propre reflet sur une surface réflectorisante. Cet effet de miroir pose clairement l’individualisme de Descartes comme le fait de se refléter soi-même, de se renvoyer sa propre image par l’exercice de la pensée, pour se prouver qu’on « est ». La célèbre formule, « Je pense, donc je suis », semble ainsi l’une des meilleures manifestations de l’individualisme. Chez Descartes, cet individualisme est certes encore intellectuel ou idéel, mais le « Je » et le « moi » y sont déjà prépondérants ; ils s’y font écho, s’y répondent dans une correspondance fusionnelle qui ne tarde pas à s’affirmer comme mode de vie dans le quotidien de l’individu.
Mais la posture qui veut qu’on ne parle d’individualisme que pour en accuser les autres est l’une des caractéristiques de ce phénomène ; car contrairement aux apparences, c’est par individualisme qu’on se privilégie en s’excluant de l’individualisme qu’on dénonce : « Lynx envers les autres, taupe envers nous-mêmes », disait La Fontaine. L’individualisme semble donc toujours le tort, la tare des autres ; nul ne s’aperçoit jamais, ni ne se convainc de son propre individualisme. Et quand il arrive qu’on ait le courage de s’en convaincre, l’on a toujours l’indulgence d’individualiste de penser que son individualisme à soi n’est pas aussi individualiste que l’individualisme des autres.
Cette posture défensive est, dit-on, humaine. D’aucuns la veulent compréhensible. Elle a cependant inspiré une controverse instructive au XVIIe siècle européen, chez d’éminents penseurs de l’humanisme classique : la force du « je » et du « moi » chez Descartes fut en effet fortement interpellée par Blaise Pascal : Descartes avait fait du « moi » le point de départ et le point d’arrivée de la pensée, comme pour concentrer l’homme et ses pensées sur lui-même. Pascal, qui fut comme par hasard l’auteur des Pensées, a dénoncé le « moi » et l’a disqualifié comme « chose très haïssable ».
Chacun de nous a observé qu’en situation de communication, tout orateur tenté de se valoriser par un exemple personnel prend d’abord et toujours le soin de rappeler que « le moi est haïssable » ; mais généralement c’est pour mieux attirer l’attention sur lui-même, sur ce « moi » sien pour lequel, visiblement, il n’éprouve aucun sentiment de haine. Ledit orateur ne cite donc Pascal que pour mieux braquer les projecteurs sur soi en faisant semblant d’en réduire la luminosité. En fait, c’est toujours parce qu’on se prend pour une lumière qu’on fait semblant de diminuer l’éclat du projecteur qu’on aura allumé et orienté sur soi-même. Un autre penseur du XVIIe siècle européen a su démasquer cette hypocrisie : « Le refus des louanges n’est que le désir de se faire louer deux fois ».
Le débat sur l’individualisme, lui, s’est poursuivi pour s’accentuer au XXè siècle avec, entre autres, Gilles Lipovetsky et Michel Maffesoli : quand le premier estime dans l’Ere du vide que le nouvel individualisme pousse l’humanité vers le vide par cette rage d’autonomie où l’homme tente de devenir législateur de lui-même (autonomos), le second rappelle dans Le Temps des tribus que l’on n’est jamais véritablement autonome, et que le terme ’’individu’’’ devrait être remplacé par celui de ’’personne’’, pour exprimer l’attachement de l’homme au groupe, et son ouverture à tous ces nouveaux (re)groupements – familial, professionnel, social – que Maffesoli nomme « tribus » au sens générique de ce terme…
Il existe donc, depuis plusieurs siècles, un véritable balancement de pendule entre le Soi individuel et le Nous collectif, entre l’individualisme et ce que faute de mieux nous nommerions la culture de communauté.

DU RENOUVEAU INDIVIDUALISTE AU CAMEROUN
Compte tenu de cette longue tradition d’analyse et de débat sur la question, le Discours sur l’individualisme dont le Président de la République du Cameroun s’est fendu le 31 décembre 2013 aurait beaucoup du mal à revendiquer la moindre originalité. Cette sortie purement rhétorique serait même passée totalement inaperçue pour défaut d’intérêt n’était la fonction de son auteur ; car celui qui remet ce vieux débat à l’ordre du jour est, à lui seul, toute une institution d’Etat: c’est le Président de la République, Chef de l’Etat du Cameroun. C’est dire que seule la haute fonction qu’assume l’auteur justifie qu’on s’y arrête un moment.
Les Camerounais l’ont donc tous entendu : nous serions « un peuple d’individualistes… ». Le Président de la République du Cameroun ne s’est pas contenté de l’affirmer. Pour une fois qu’il donne l’impression de nous connaître et de nous parler, il s’est efforcé de le démontrer et de nous en convaincre par un développement accablant. Au-delà d’un simple reproche, il s’agissait d’un véritable réquisitoire. Les vœux à charge du 31 décembre 2013 auront donc, sans appel, lourdement incriminé tout le peuple du Cameroun. Car à la différence de certains autres peuples où le moi est « très haïssable », notre moi à nous autres Camerounais serait plutôt « très adorable ». Alors, chacun de nous ne jurerait plus que par l’adage populaire :’’Charité bien ordonnée commence par soi-même’’. Le conditionnel est de rigueur parce qu’il n’est pas certain que les Camerounais se reconnaissent dans cette caricature. Et c’est la raison de notre propos.
En effet la thèse présidentielle de l’individualisme national demande d’être établie comme vérité d’argument et non simplement assénée comme argument d’autorité. N’en déplaise aux experts en Vuvuzolas laudatifs, il ne suffit pas que le Chef de l’Etat ait affirmé une chose pour que cette affirmation devienne aussitôt une vérité scientifique. Sa sortie sur l’individualisme eût donc gagné à être moins déclarative que démonstrative. Quand cet accablant diagnostic serait confirmé, il resterait plus important pour le Cameroun : circonscrire l’agent pathogène source de cette gangrène, localiser le foyer de cette pandémie sociale en vue de son éventuelle éradication. La question devient aussitôt délicate, car elle exige une introspection que l’on ne semble pas disposé à faire : elle exige que nous nous mettions tous devant notre miroir pour affronter l’image qui nous est renvoyée.
Notre réserve est d’ordre méthodologique. Elle naît de la sérénité avec laquelle l’orateur s’est installé dans une généralisation abusive, comme par un effort certain d’amnésie: affirmer du peuple du Cameroun qu’il est un peuple d’individualistes, c’est en effet s’exposer au sévère reproche de négationnisme. Nier les faits d’histoire fragilise les analyses les plus documentées, celles-ci fussent-elles faites par ce qu’on appelle un peu trop complaisamment « la voix la plus autorisée ». Le Cameroun n’existerait simplement pas comme nation si les Camerounais n’étaient, ou n’avaient été que ce « peuple individualistes » qu’on dit. Certes à l’époque de la lutte pour la conquête de l’indépendance et de la souveraineté, le Cameroun comptait déjà des individualistes préoccupés par leur seul et unique confort personnel. Mais ceux qui ont payé de leur vie pour qu’il y eût une nation nommée Cameroun ne peuvent être méconnus jusqu’à injure. Par le fait des négationnistes précisément, ces Martyrs n’ont pas obtenu que leur sacrifice fût salué et reconnu. Mais s’ils n’ont pas bénéficié d’une digne reconnaissance de la nation, nous doutons qu’ils aient davantage mérité l’impasse que les éclats présidentiels sur l’individualisme tentent de faire à leur sens exceptionnel de l’abnégation.
Le Cameroun ayant connu des filles et des fils aussi dévoués et généreux que désintéressés, il faut qu’il y ait eu une bien profonde fracture morale pour que, soixante ans à peine après leurs sacrifices suprêmes, un Chef de l’Etat du Cameroun indépendant ne puisse présenter à l’opinion nationale et internationale que de fieffés individualistes aussi cupides qu’insatiables. Au négationnisme d’Etat que trahit la méconnaissance des vérités de l’Histoire nationale, s’ajoute la volonté de maquiller les insalubrités ambiantes de notre propre gestion de l’Etat, sous couleur de les stigmatiser. C’est dire en objection à la thèse présidentielle de l’individualisme national qu’elle devra reconsidérer ses assertions ou, si l’on insiste, trouver d’autres arguments pour les généraliser.
Au Cameroun en effet, quelque chose a littéralement mal tourné. La charpente morale de notre édifice national s’est affaissée. L’on peut toujours ergoter sur le moment précis où cet affaissement moral est survenu ; mais notre fracture éthique n’est pas une fiction. Et puisqu’elle est une réalité tangible qu’on peut dater, c’est d’elle qu’il aurait fallu partir pour donner quelque crédit à la thèse présidentielle de l’individualisme. On découvrirait que l’individualisme en question ne saurait être une vertu nationale, puisqu’il est le propre d’une escouade de piranhas dont l’ambition n’aura été que de transformer le Cameroun en une proie à décharner. Les Camerounais ne sauraient donc se définir comme « un peuple d’individualistes », bien que certains avatars de son histoire politique en aient fait, de naguère à aujourd’hui, un peuple victime d’individualisation.
La thèse de l’individualisation que nous avançons met une sourdine au clairon de la thèse de l’individualisme pour la raison majeure que l’individualisation des Camerounais est un processus dont de nombreux observateurs ont suivi la trame, et dont la traçabilité est possible. Au cours des trente dernières années, le Cameroun comme nation a été progressivement, méthodiquement et activement dégradé en butin. Et malgré leur silence d’indignation et au-delà de leurs flagorneries intéressées, les Camerounais savent qu’ils ont au sommet de l’Etat un spécimen plutôt convaincant de l’individualisme. Ils s’appuient sur le narcissisme managérial qui les aura amenés à constater que le Président de la République a un peu trop souvent oublié de s’oublier un peu. D’aucuns n’hésitent donc plus à conclure que le Président de la République du Cameroun n’est pas L’Incarnation de la rigueur qu’on prétendait dans un livre aujourd’hui trentenaire, mais plutôt l’incarnation de l’individualisme qu’il ne dénonce que par rhétorique de diversion.
Cette hypothèse de travail ne manque par d’arguments. Nous en proposons neuf, chiffre de complétude, encore qu’à titre purement indicatif.

LES NEUF PLAIES DE L’INDIVIDUALISME D’ETAT
1. En situation électorale, on peut admettre que le Cameroun tout entier soit inondé de gadgets électoraux à l’effigie du Président ‘’perpétuel’’ et non moins candidat ’’naturel’’. Rien cependant n’explique, ni ne justifie que longtemps après les résultats des ’’élections’’, ces effigies continuent d’investir tous les espaces sociaux publics, jusqu’aux masures non éclairées et privées d’eau potable. Tout le monde l’a revu le 20 février 2014 à Buéa : « Un peu partout dans cette cité, écrit Le Messager du 21 février, des effigies de Paul Biya se laissent aller au sens du vent. Au total, 50 effigies dont 30 grandes affiches et 20 moyennes portant l’image de Paul Biya». Ne faut-il pas trouver son propre visage adorable pour qu’à tout instant de chaque jour, et en tout endroit de chaque village, notre visage à nous s’impose au regard le plus distrait.

2. Ce narcissisme physionomique s’est prolongé par le narcissisme managérial observable dans la gestion d’une association politique « au pouvoir », dont le principal sinon l’unique ressort est le culte de plus en plus stalinien de la personnalité: les pagnes, toutes couleurs confondues, arborent non pas des concepts de vision, de gestion ou d’action dudit parti au pouvoir, mais le seul et unique visage du président national, sans doute pour proclamer l’adoration, par ses partisans, d’un moi exceptionnellement adorable et presque exceptionnellement adoré. L’idolâtrie ainsi organisée par l’idole qui en jouit n’est pas une preuve négligeable de l’individualisme d’un chef de parti.
3. Un Président de la République est responsable d’une fonction qui fait de lui toute une institution. Il n’est donc plus permis de laisser les considérations personnelles déteindre sur la fonction. C’est la frontière à tenir avec rigueur entre l’individu et le commis de l’Etat, entre le privé et le public. Au Cameroun, cette frontière a été sinon royalement ignorée, du moins subrepticement gommée. L’Etat du Cameroun s’est en effet inventé un personnage que le Président de la République mobilise à temps et à contretemps, de manière discrétionnaire, mais au mépris de toute discrétion. On fait tout dire et tout faire à ce personnage connu sous la curieuse appellation de « Représentant personnel du Chef de l’Etat».

4. Dans le Cameroun du Renouveau, l’institutionnalisation du « Représentant personnel » du Chef de l’Etat est la marque déposée de l’individualisme d’Etat : la haute fonction de Chef de l’Etat, fonction hautement publique et impersonnelle, se sera ainsi déclinée en avatar personnel. Cette manière de personnaliser une institution républicaine est effectivement un déclin, l’une des certifications les plus probantes de l’individualisme d’Etat. Cette certification porte en effet sur la plus haute institution de l’Etat qui, par individualisme, se sera tellement individualisée qu’elle a fini par se personnaliser.

5. Mais c’est l’une des conséquences de la personnalisation globale du pouvoir d’Etat. Cette marque déposée de la gouvernance du ’’Renouveau’’ a entraîné la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul et même individu : le pouvoir législatif, par exemple, est si étroitement encadré par l’Exécutif présidentiel qu’au niveau des textes de lois, seuls les projets de lois « passent » au Parlement par drastique exclusion des propositions de lois.

6. Le choix même des dirigeants du Parlement aujourd’hui bicaméral atteste cette main mise de l’Exécutif sur le Législatif : non seulement des Sénateurs sont nommés par le Chef de l’Exécutif, mais les présidents des deux Chambres donnent l’impression de rivaliser d’allégeance pour convaincre de leur reconnaissance « un homme », celui à qui ils déclarent devoir ce qu’ils sont. Il y a donc longtemps que les relations entre le Pouvoir Législatif et le pouvoir Exécutif ont cessé d’être institutionnelles. Elles se sont si progressivement individualisées qu’elles se perçoivent comme des rapports personnels de caporalisation sinon de domesticité.

7. Ce tableau se complète, hélas, avec le Judiciaire qui, dans l’état actuel de la nation camerounaise, attend toujours d’évoluer du stade d’ ’’autorité’’ à celui de ’’pouvoir’’ judiciaire. L’Opération Epervier a démontré la réalité et l’activisme de ce qu’il faut bien appeler la Justice présidentielle : la plupart des citoyens privés de liberté ont été reconnus par les observateurs comme « Prisonniers du Président ». Cette présidentialisation de la justice camerounaise n’a rien à voir avec la grâce présidentielle qui, elle, est un acte institutionnel prévu par la loi. L’on observe par ailleurs que dans certains cas récents, l’application de cette prérogative constitutionnelle a paru bien personnalisée au vu des bénéficiaires d’une grâce présidentielle si fortement liée aux pressions extérieures qu’elle laisse la pénible impression d’être ciblée, pratiquement cousue aux mesures de prisonniers précis. Passe pour ces cas ponctuels d’opportunisme judiciaire notoire. La présidentialisation de la justice camerounaise qui nous préoccupe consiste de manière constante à « tenir » l’appareil judiciaire pour que le justiciable se sache redevable du seul Président de la République. C’est donc moins à une institution qu’à un individu que Mme Haman Adama, ancienne ministre de l’Education de Base, dira toute sa profonde reconnaissance quand elle sortira de prison. C’est vers le même individu que l’épouse éplorée de Thierry Atangana aura poussé son cri de détresse, suppliant nommément « M. Biya » de libérer son mari. Cette personnalisation de la Justice camerounaise veut enfin que la plupart de nos magistrats reçoivent des injonctions et de bien curieuses demandes d’explications de « La Présidence de la République » sur des jugements à rendre par intime conviction, ou rendus en leur âme et conscience.

8. Cela ne prouve sans doute pas assez que l’individualisme d’Etat nous est familier. Mais le Chef de l’Etat qui en a entretenu la nation le 31 décembre 2013, en a manifeste compétence. Ceux qui en doutaient encore s’en convaincront à propos de la Constitution du Cameroun. Notre Loi fondamentale peut attendre une vingtaine d’année sans que ses dispositions qui exigent la transparence managériale connaissent le moindre début d’application. En revanche, la modification des articles sur la limitation des mandats n’a pu attendre, elle. La raison en est que la prorogation ou l’illimitation des mandats touchent une institution d’Etat que nous aurons personnalisée par individualisme. Nous nous y sommes intimement et presque charnellement investi. Notre moi personnel et individuel a donc prévalu pour la modification de la Constitution, par delà l’intérêt général et au mépris de l’indignation collective. Peu importe qu’à l’Assemblée nationale, nous ayons fait le serment de respecter et de défendre la Constitution du Cameroun. Notre moi est si adorable qu’il faut lui passer tout, quand bien même il faudrait passer sur notre serment devant la Représentation nationale…

9. Et thuriféraires de célébrer le ‘’Temps du Président’’, pour dire, en disciple de la mystification, que le Chef de l’Etat est ‘’ maître de son temps’’, qu’il ne ‘’marche’’ ni sous la pression des uns ni en fonction des intérêts des autres. Tout citoyen conséquent sait cependant que le temps de la nation prime sur le temps de l’individu. La raison dite d’Etat et les obligations qui lui sont attachées font de tout commis de l’Etat un soldat de réserve sur un qui vive permanent. Or même les plans d’urgence se caractérisent par l’urgence d’attendre. C’est donc sans s’en rendre compte que nos flagorneurs confirment notre thèse, à savoir que le Chef de l’Etat s’est confectionné son horloge, son calendrier et son temps personnels, au mépris de l’intérêt et du temps de la nation. Les Camerounais peuvent donc toujours avoir des montres et des calendriers. Le chef de l’Etat du Cameroun, lui, a le temps. Non seulement il n’a pas ’’leur temps’’ comme dit le citoyen ordinaire, mais il prend ‘’son’’ temps, pour bien marquer qu’il possède la nation, dans tous les sens de ce terme. Cette individualisation du temps de la nation s’observe dans les commémorations des événements nationaux, dont très peu, sinon aucune, ne respecte les dates historique du parcours politique national. Cela n’empêche pas que se multiplient ces mobilisations bruyantes et onéreuses dont le principal objet consiste à célébrer la perpétuation d’un pouvoir d’Etat que le Président de la république a su ravaler en propriété individuelle et personnelle. D’où cette grande Une du journal Le Messager au lendemain du Cinquantenaire à Buéa : « Paul Biya personnifie la Réunification » – pour dire qu’il la ‘’personnalise’’.

Ainsi, dans le Cameroun du Renouveau, même l’Histoire se personnalise au service du moi présidentiel. La Constitution s’y était déjà individualisée, ajustée qu’elle a été sur les mesures personnelles du Chef de l’Etat. Quand le pouvoir part ainsi du même moi pour revenir au moi du même, la plus invertébrée des ’’créatures’’ finit par se convaincre que la nation a démenti ses propres prétentions démocratiques et qu’elle s’est installée en autocratie.
Et c’est le peuple du Cameroun qui serait individualiste ! Suffira-t-il désormais qu’il y ait un individualiste au sommet d’un Etat pour que tout le peuple de gouvernés soit estampillé individualiste?
A qui incombe la responsabilité de s’en expliquer devant les Camerounais?
A PERROQUET !…
L’effectivité des réalités que rappellent les neuf plaies ci-dessus indiquées ne va point sans conséquence sur la conduite et la marche des affaires de l’Etat. D’aucuns s’en offusquent, et beaucoup s’en scandalisent. Mais au vu de la manière dont il s’est imposé au fil des ans, et dans tous les secteurs de la vie nationale, le moi présidentiel pouvait-il produire autre chose que des moi multisectoriels ? L’on a toujours tort d’attendre d’un papayer qu’il produise des mandarines. L’individualisme du sommet, tel du moins qu’il s’est activement déployé en 31 longues années, ne pouvait générer que des individualismes collatéraux, excroissances sectorielles aussi pernicieuses que le rhizome originel. « La vérité vient d’en haut », s’est-on entendu dire au Cameroun. L’individualisme aussi. Qui donc devrait en répondre, pour ainsi dire, au premier chef ? Dans la culture Mbog Liaa, la sagesse ancestrale saurait le dire : « A Perroquet le noir. A Perroquet le rouge. N’est-ce pas tout beau ? A Perroquet de répondre ».
Mais le hasard veut que suite au discours sur l’individualisme, le bien nommé journal « Emergence » ait, par un titre éloquent, fixé l’opinion sur les grandes chances qu’a le Cameroun de réaliser son émergence « à l’horizon » qu’ils disent: « Paul Biya, chef de tout, responsable de rien ». Sans doute est-ce ce déficit de responsabilité à tout le moins préoccupant qui aura incité les conseillers en communication du Président de la République à recourir à une technique de marketing politique somme toute désespérément usagée : anticiper sur les accusations, accabler les autres des maux dont on se sait la source pour, au nom du moi personnel qu’on tient à couvrir, détourner de soi les regards interrogateurs sinon franchement accusateurs.
La meilleure manière de se condamner à mourir de soif, c’est de croire qu’il suffit de décrire un bouchon pour que s’ouvre la bouteille d’eau qu’il ferme. Dans le cas d’espèce, se limiter à décrire ou à décrier l’individualisme ne contribue en rien à son éradication. Car c’est par cécité organisée que tout individualiste s’interdit de voir qu’il ne peut être une solution du moment qu’il est le problème à résoudre. C’est donc par cynique diversion que le pyromane entreprend de crier « Au feu ! ». D’où l’inutilité de le lui rappeler : il le sait déjà pour en avoir fait son mode opératoire.

L’ETAT, C’EST LE MOI !
Loin de s’y tromper, et sans doute par refus de servir de bouc émissaire, un membre du gouvernement a néanmoins tenu à corriger les statistiques que le discours présidentiel sur l’individualisme a biaisées en ce qui concerne les marchés publics. Ce ministre a patiemment et plutôt courageusement décrit les mécanismes d’inertie dont son département ministériel est régulièrement victime. Cette situation a confirmé qu’au Cameroun, le chef…d’orchestre ne tient pas efficacement sa baguette, et que les partitions s’y exécutent en totale cacophonie. L’inaptitude à organiser une symphonie managériale révèle que le Cameroun – dont les valeurs individuelles lui sont enviées – ne souffre pas d’incompétence individuelle, mais plutôt d’une incompétence d’équipe – qu’un essayiste camerounais décriait déjà dans Cameroun : l’Intention démocratique, en… 1985 !
Mais en trente ans, la gangrène a eu le temps de s’installer ; et si confortablement que c’est sur le tard, après trois décennies de règne personnel et individualiste, que l’on entend enfin pincer la fibre du patriotisme et de l’esprit d’équipe. Par individualisme, disions-nous plus haut, le refus de faire « corps » et l’inaptitude à faire « équipe » n’auront produit que des snipers, francs tireurs d’un fonctionnariat spécialisé en Management à l’Emporte-Caisse.
La jeunesse camerounaise aujourd’hui trentenaire n’a reçu que ces exemples d’égocentrisme à travers de multiples illustrations de l’individualisme d’Etat. Tout a été organisé pour que la convoitise déclasse l’émulation, le favoritisme ayant déclassé le mérite. Cette génération trentenaire ne comprend pas qu’on lui serve aujourd’hui une catéchèse surannée sur l’abnégation, en guise d’initiation au patriotisme. Toute notre jeunesse s’interroge ainsi sur cette découverte subite du patriotisme dont il lui a bien paru qu’on ne s’était pas souvent préoccupé.
La gouvernance festive et récréative s’efforce de nous détourner de ces graves questions nationales. Elle s’est institutionnalisée par la culture de jouissance, où les commémorations et bien d’autres fêtes nationales n’offrent plus au peuple que des exhibitions folkloriques propres à faire diversion, non à former. Il en est ainsi de la fête dite de la jeunesse : contrairement à ce qu’on croit, ce n’est ni la veille, ni le jour de la fête dite de la jeunesse que l’on s’adresse à des jeunes. La jeunesse implique une obligation de veille permanente et d’interpellation prospective de tous les instants. Le jour de sa « fête », les jeunes devraient plutôt être en parfaite mesure de s’adresser aux grands, en grands, sur ce dont ils auront été méthodiquement imprégnés, et qu’ils auront retenu tout au long de cette formation. Mais au Cameroun, la Fête de la jeunesse fonctionne comme la Fête des moutons : ce n’est jamais le mouton qui est célébré. C’est ceux qui fêtent qui ’’font sa fête’’ au pauvre mouton, avec un couteau plutôt bien aiguisé !…
En attendant que le peuple du Cameroun remette un jour les pendules de sa nation à l’heure, les Camerounais auront au moins entendu leur Président individuel peindre un tableau que tout profane en Histoire de l’Art reconnaîtra comme son autoportrait. L’on réalisera ainsi qu’au moment même où il croit dénoncer l’individualisme des autres, l’individualiste ne réussit qu’à se décrire soi-même, du fait de l’individualisme qui se reconnaît dans l’inaptitude à se détacher de son adorable moi. Tel semble le prix pour tout citoyen qui, par individualisme, se sera préféré à son pays. Le Cameroun, véritable miroir, n’aura donc renvoyé à l’individualisme présidentiel que le reflet de sa propre image.
Louis XIV l’avait dit : « l’Etat, c’est moi ! ». C’était au 17ème siècle, et en monarchie. Le Renouveau camerounais s’était annoncé républicain et même démocratique au 21è siècle. Mais dans l’urgence d’un bilan crépusculaire, le discours présidentiel sur l’individualisme, les neuf plaies de l’individualisme d’Etat confirmé par la personnalisation de la Réunification font du peuple du Cameroun la victime d’une gouvernance bien contradictoire. Un quatorze en vaut bien un autre. Notre Louis tropicalisé nous l’aura donc révélé en l’an 14 de ce siècle naissant: L’Etat, c’est le moi !

Correspondance: Pr. Charly Gabriel Mbock

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