Violences se**x*uelles à Radio France: la fin de 30 ans de silence

Scene d'abus sur fillette

Journaliste vedette de France Inter pendant des années, puis dirigeant de sa rédaction, Patrice Bertin vient d’être poussé vers la sortie par Radio France.
Plusieurs femmes l’accusent de harcèlement s*e*xuel et de deux tentatives de viol, sur une période allant de la fin des années 1980 au début des années 2000. Des accusations que Patrice Bertin qualifie de « calomnies honteuses ». Jeudi 23 novembre, une ancienne gloire de Radio France a quitté l’entreprise, dans une discrétion absolue. Patrice Bertin avait passé 44 ans dans la maison ronde, dont 35 à France Inter, où il a occupé tous les postes de prestige et de pouvoir. Présentateur vedette du journal de 19 heures d’Inter pendant 20 ans (où sa voix gouailleuse et son percutant « Au sommaire ce soir » d’ouverture ont fait sa signature), puis directeur de l’information et directeur adjoint de la station, il a été son directeur de la rédaction de 2006 à 2008, avant d’être écarté et de devenir conseiller à la présidence de Radio France jusqu’à fin 2014. Il occupait depuis un poste modeste à la direction de l’antenne et des programmes, et a subitement décidé de prendre sa retraite, à la suite d’un rendez-vous avec le service des ressources humaines du groupe public, qui lui a fait part du témoignage de plusieurs femmes se disant victimes de ses violences s*e*xuelles.
Patrice Bertin a été un professionnel puissant et un journaliste à la compétence unanimement respectée. Mais il est aussi un homme qui, selon des témoignages tout récemment réunis par la présidence de Radio France, a harcelé et agressé s*e*xuellement plusieurs femmes croisées pendant une partie de sa carrière. Selon les informations de Mediapart, ces témoignages sont au moins au nombre de quatre, dont deux concernent des tentatives de viol. Ils couvrent une longue période, allant de la fin des années 1980 au début des années 2000, et ont pour certains commencé à circuler il y a plus de 15 ans dans les couloirs de la maison. Sans qu’ils ne deviennent jamais publics.
« Mon départ à la retraite est anticipé de deux ans, confirme le journaliste à Mediapart. Je l’ai signé pour quatre raisons » : « La première, la plus importante », est liée à de sérieux problèmes de santé. Il évoque aussi une mésentente professionnelle avec le management actuel de la maison ronde et la politique générale du groupe public, qui pousse les salariés de plus de 65 ans à partir, surtout s’ils ont un gros salaire. Enfin, « effectivement, la DRH [lui] a fait savoir que de vieilles plaintes resurgissaient et que, dans le fond, ça serait bien qu[’il] réfléchisse à [s]on départ », déclare-t-il.
Ces « vieilles plaintes » ont été rassemblées par le biais d’un « dispositif interne d’écoute et de traitement des situations de discrimination », mis en place en 2016. Au cours d’une enquête lancée avant le départ de Patrice Bertin, Mediapart a pu recueillir une partie de ces témoignages, ainsi que de nombreux récits permettant de retracer la manière dont le silence a prévalu autour de ces faits depuis tant d’années. C’est aussi pour cette raison que Mediapart a voulu publier cette enquête. L’histoire de Patrice Bertin n’est pas seulement celle d’un homme mais encore celle d’un silence de plusieurs décennies – cruel paradoxe pour une entreprise où travaillent des centaines de journalistes, habitués à faire circuler la parole et à recueillir témoignages et analyses. Alors même qu’il vient de partir, salariés, anciens salariés et cadres dirigeants continuent de ne pas vouloir être cités dans un article de presse. Sans l’affaire Weinstein, nous n’aurions probablement jamais pu publier cette enquête.

À Radio France, le sursaut collectif démarre le 16 octobre dernier. Dans la foulée des témoignages affluant de partout dans le monde après les révélations sur les agressions s*e*xuelles du producteur américain Harvey Weinstein, un bulletin d’information interne est envoyé à tous les salariés de la maison ronde. « L’actualité autour de l’affaire Harvey Weinstein nous rappelle à quel point tout acte de harcèlement, s*e*xuel ou non, et de discrimination est traumatisant pour les victimes », y écrit la présidence de Radio France. Elle rappelle que tout « collaborateur/-trice de Radio France qui s’estime victime ou agit en tant que témoin ou représentant du personnel peut contacter la déléguée à l’égalité des chances », chargée de la lutte contre les discriminations et le harcèlement. La confidentialité absolue est garantie. Cette dernière a d’ailleurs été opposée à Mediapart par la direction des ressources humaines (DRH), qui déclare ne pouvoir « faire aucun commentaire » sur ce processus.

Ce sont pourtant bien les témoignages recueillis à la suite de ce message qui ont abouti au départ de Patrice Bertin, juste avant ses 68 ans. « Je n’ai rien à me reprocher », se défend le journaliste, qui assure qu’on ne lui a communiqué ni le détail des témoignages, ni le nom des accusatrices. « Pour blessantes que soient de telles plaintes dans le monde dans lequel nous vivons maintenant, j’ai le plus grand respect pour le combat des femmes, pour leur dignité, leur liberté, leur égalité. Et je trouve remarquable que Time Magazine ait mis ce sujet à la une, dit-il. Mais j’ai beaucoup de colère par rapport aux faits qui me sont reprochés, qui sont faux, et aux calomnies qui sont répandues. Parce que je crains que ces calomnies ne galvaudent le vrai combat des femmes pour leur dignité. »

Sa défense est plus véhémente lorsqu’on évoque de possibles tentatives de viol. Il dénonce ces témoignages comme étant des « calomnies honteuses » et annonce qu’il les poursuivra en justice. « Le viol est un crime. Quelqu’un qui m’accuse d’avoir tenté de commettre un crime est quelqu’un que je poursuis immédiatement. On est dans un pays où l’innocence se présume et où la culpabilité se prouve. La libération de la parole n’autorise pas toutes les calomnies. C’est monstrueux », s’exclame-t-il. Il prévient avoir pris « deux avocats ». « Je me réserve la possibilité de poursuivre en justice quiconque étalera ces calomnies en public », indique-t-il, tout en nuançant : « Je ne parle pas des journalistes qui font leur enquête. Les journalistes font leur travail. »

« Il m’a proposé de boire quelque chose, puis il m’a sauté dessus »
Marie* (son prénom a été modifié à sa demande, voir notre Boîte noire) est une des deux femmes qui ont porté l’accusation de tentative de viol auprès de la DRH. Elle préfère pour l’heure rester anonyme et maintient cette accusation, malgré les fermes dénégations de Patrice Bertin. Voici le récit qu’elle a livré à Radio France et qu’elle a également accepté de confier à Mediapart, nous répétant le témoignage qu’elle a rapporté à sa direction. C’est peu de dire que les deux acteurs de cet épisode en gardent un souvenir diamétralement opposé. « En sortant de l’école de journalisme, j’ai été embauchée en tant que stagiaire au service reportages de France Inter, en juin 1988. Et ça a vite commencé, raconte Marie. Un soir, on est allés boire un pot avec tous les stagiaires et Patrice Bertin. Au bout d’un moment, les autres ont disparu, je me suis retrouvée seule face à lui. Il m’a expliqué que c’était sans doute parce que j’étais très attirée par lui. » Elle poursuit : « Un autre soir, j’étais d’alerte. Cela veut dire que j’étais chez moi, en attente d’être peut-être envoyée couvrir un sujet d’actualité, avec mon magnétophone Nagra. Bertin m’appelle et me dit qu’il a un reportage pour moi, mais que je dois passer chez lui pour qu’on en discute. J’étais toute petite, totalement inféodée à ma hiérarchie ; j’y suis allée. »
Le journaliste star habite alors juste à côté de la Maison de la radio. Mais lorsque Marie se présente à son domicile, il n’est, dit-elle, plus question de rendez-vous professionnel : « Il m’a proposé de boire quelque chose, puis il m’a sauté dessus. Il a essayé de m’embrasser dans son salon et m’a entraînée sur le lit, dans sa chambre, juste à côté. Je me suis débattue, je lui ai donné des coups de pieds, je hurlais, je pleurais. » Ce que relate Marie se fait alors encore plus grave : « Comme je me débattais, il a sorti une carabine et m’a braquée avec. Mais voyant qu’il n’obtiendrait rien de moi, il a ensuite pointé l’arme sur lui en me disant : “Tu veux que je me suicide, c’est ça ?” J’ai finalement réussi à m’échapper. Alors que j’étais en train de courir dans l’escalier, il m’a lancé : “Je te préviens, si tu racontes quoi que ce soit, ta carrière est finie !” »
Des jours après l’avoir livré à Mediapart, Marie nous a confirmé ce récit, à plusieurs reprises. Mais pour Patrice Bertin, il relève ni plus ni moins du mensonge : « Il n’y a eu ni viol, ni tentative de viol, ni guet-apens, affirme-t-il. Ça existe, les adultes consentants, ça existe aussi les flirts et les ruptures sans drame. En l’occurrence, c’est ce qu’il s’est passé. Nous avons d’ailleurs gardé des rapports excellents dans la maison pendant 30 ans. » Marie ne se souvient pas de la même chose. « Pendant plusieurs mois après l’agression, il appelait régulièrement chez moi, sur mon numéro personnel, témoigne-t-elle. J’ai même acheté un répondeur pour filtrer les appels, alors qu’à l’époque ça coûtait un bras. Il a arrêté quand une jeune journaliste absolument ravissante est arrivée à la rédaction et qu’il s’est intéressé à elle. » Elle ne nie pas que leurs relations se sont finalement réchauffées. « Lorsqu’il a été nommé directeur de la rédaction en 2006, il a été totalement “réglo” avec moi, reconnaît-elle. On a travaillé en bonne intelligence, il m’a même soutenue. »

Dan Israel, Mediapart

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