Quelle démocratie pour l’Afrique ? Pensons avec et contre Achille Mbembe 

Thierry Amougou

Le binôme entre le savant et le politique que constituent Emmanuel Macron, Président français, et Achille Mbembe, éminent intellectuel africain, essuie de nombreuses critiques.

Celles-ci commencées au nouveau sommet Afrique/France de Montpellier, connaissent un nouveau pic depuis le dernier périple « macronien » en Afrique en fin juillet début août 2022. L’étape camerounaise a constitué le point d’orgue de ce binôme et des critiques à lui adressées, étant donné qu’Achille Mbembe est Camerounais, qu’il s’est démarqué depuis plusieurs années par une critique acerbe du régime de Paul Biya et de la France qui, dans l’histoire du Cameroun, décapita l’Union des Populations Cameroun (l’UCP) et tous ses leaders dont le célèbre Um Nyobè alias « Mpodol ». Si le retour cyclique de la France au Cameroun est sans surprise, le meurtrier ne pouvant s’empêcher, soit par contraintes géopolitiques, soit par un mécanisme freudien, de revenir sur la scène du crime, la surprise a été d’avoir avec lui un descendant national, intellectuel et ethnique d’Um Nyobè en la personne d’Achille Mbembe.

Était-ce le signe d’une sorte de pentecôte politico-mémorielle entre la France et le Cameroun par rapport à cette période de massacres ou le début d’une nouvelle tour de Babel ? Achille Mbembe devenait-il un intellectuel du système françafricain en ravalant sa critique passée de celui-ci ? L’auteur de « L’Afrique indocile » était-il en train de dociliser les esprits en formant une société civile sous-tutelle de la France au moment où l’Afrique a plus que jamais besoin de sa liberté de choix face à la diversification des modèles de développement politique et économique (Chine, Inde, Occident, Russie, Turquie…) qui l’auréole et lui font la cour ? Quelle démocratie pour l’Afrique lorsqu’on parcourt les discours de Macron et la réponse d’Achille Mbembe aux critiques qui lui ont été adressées ? C’est à cette dernière question qu’est consacrée ce texte en pensant à la fois avec et contre Achille Mbembe dans le but de susciter un débat.

– Transition démocratique en Afrique : pensons avec Achille Mbembe

Dans une tribune publiée le 4 août 2022 dans Jeune Afrique, Achille Mbembe a précisé le rôle que joue le binôme qu’il constitue avec Macron dans la transition démocratique en Afrique en ces termes : « Emmanuel Macron ayant proclamé sa volonté de renouveler les relations entre l’Afrique et la France, sa visite au Cameroun, à la fin de juillet, représentait un sérieux test, peut-être le plus difficile pour lui. Pays-pivot, concentré de contradictions explosives, le Cameroun est l’un des États les plus complexes et les plus énigmatiques du continent. Pour des raisons historiques évidentes, il est, depuis l’époque coloniale, l’un des foyers les plus critiques, et même les plus virulents à l’égard de la politique française en Afrique ». Deux éléments, entre autres, méritent un temps d’arrêt dans cette citation de Mbembe : le Cameroun pays-pivot, puis la volonté de Macron, président d’une puissance occidentale, de renouveler les relations entre l’Afrique et la France.

En effet, le Cameroun peut-il servir de laboratoire aux transitions démocratiques en Afrique en général et en Afrique centrale en particulier ? Peut-il être l’exemple-référence à partir duquel peut se construire un modèle politique pouvant faire tache d’huile dans le reste de l’Afrique notamment subsaharienne ? Nous pensons que c’est une éventualité possible pour plusieurs raisons. Le Cameroun a pour second nom, « l’Afrique en miniature ». Cela augure de sa capacité à être plus que le Cameroun grâce ou à cause du concentré d’Afrique et de ses contradictions qu’il héberge sur le plan géographique, démographique, ethnique, culturel, cultuel, politique et économique.

En outre, historiquement, poser l’hypothèse du Cameroun comme un pays-pivot enclencheur d’un modèle de développement politique n’est pas une aberration. Dans le cas de l’Occident, l’Angleterre a servi de pays-pivot et donc de modèle de base au modèle de développement politique et économique (démocratie parlementaire et capitalisme) qui se sont généralisés dans tout l’Occident aujourd’hui. Même le célébrissime Karl Marx signale dans « Le Capital » qu’il analyse le capitalisme en Angleterre sans omettre de demander au reste du monde d’imaginer à travers la lecture qu’il fait de l’Angleterre son sort futur sous l’égide du capitalisme. L’hypothèse du Cameroun comme pays-pivot au sens de base cellulaire d’un modèle continental est donc plausible parce qu’historiquement documenté dans le cas de l’Angleterre et de l’Occident.

Le deuxième paramètre que nous avons retenu dans la citation d’Achille Mbembe est la volonté d’une grande puissance à travers son Président de changer ses rapports avec une partie du monde. Historiquement aussi cela existe dans le cas des rapports entre les Etats-Unis et le Japon puis entre les Etats-Unis et l’Allemagne. En fait, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la haute administration américaine fit le constat discrétionnaire que les régimes totalitaires s’étaient autant développés en Allemagne et au Japon à cause d’une faible modernisation politique et économique. Truman et son administration décidèrent donc, en lien avec certaines élites de ces pays, d’assurer la transition du Japon et de l’Allemagne vers des régimes démocratiques. Prenons le cas du Japon. Sa Constitution de 1947 a été écrite par l’Américain le général Douglas MacArthur qui administra le Japon de 1945 à 1951.

Est-ce l’objectif d’un ancien général de l’armée française proposé par Macron comme nouvel ambassadeur du Cameroun ? Question pertinente car c’est effectivement le général américain Douglas MacArthur qui désacralisa l’empereur japonais Hiro-Hito et installa la dynamique transitionnelle de faire du Japon la Suisse de l’Asie à savoir un pays démocratique, neutre (démilitarisé), peu conservateur puis économiquement prospère via la lutte contre les grands groupes industriels familiaux et la promotion de l’individualisme économique. Sur le plan économique, les USA soutinrent largement ce modèle japonais afin qu’il réussisse et fasse un contre-poids au communisme porté par la Chine. Cette lutte entre modèles concurrents continue de nos jours lorsqu’on examine la signification géopolitique de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan et la réaction musclée de la Chine. Cet exemple japonais est donc la preuve historique que la transition d’un pays s’est déjà trouvée au centre de l’agenda politique d’une grande puissance et que cette volonté a façonné la Japon actuel. Achille Mbembe devient donc moins scandaleux lorsqu’il affirme : « Réussir la succession de Paul Biya est un objectif politique stratégique du quinquennat d’Emmanuel Macron »

Cependant, dans la mesure où le paradigme de la transition démocratique assurée par une grande puissance a connu plusieurs échecs, l’Irak, la Lybie, l’Afghanistan, pour ne citer que ces quelques cas, il faut signaler la complexité du cas camerounais où pas moins de dix modèles de transition politique sont en concurrence. Ayant observé attentivement la scène politique camerounaise, nous les énumérons de façon sommaire, c’est-à-dire sans les discuter, ainsi qu’il suit :
Le premier modèle de transition porté par la BAS (Brigade Anti-Sardinards) est la révolution au sens d’insurrection populaire. Il s’est matérialisé tant par la mise à sac des ambassades camerounaises, les agressions d’artistes, d’intellectuels, de journalistes et de simples citoyens supposés proches du pouvoir en place, que par l’occupation des alentours de l’Hôtel intercontinental de Genève où loge très souvent le président Paul Biya. Le deuxième modèle de transition est le mouvement KOR (Kamto Ou Rien) dans la même veine que la mouvance l’alternance c’est Kamto. Ici la transition a une figure éponyme, un Homme providentiel sans lequel elle est impossible et refusée par le KOR. C’est Maurice Kamto qui représente cette transition et c’est lui seul qui incarne l’alternance qui n’en serait plus une si elle faite par quelqu’un d’autre. Le troisième modèle de transition est « l’ambazonisme sécessionniste » qui vise la sortie des Anglophones de la république du Cameroun pour construire un nouvel Etat indépendant de culture anglo-saxonne. Il se matérialise par la guerre civile au Cameroun de nos jours.

Le quatrième modèle de transition est le « c’est au tour des Bamilékés de bouffer ». Via ce modèle, les Bamilékés réclament leur part du gâteau national après que les Nordistes et les Sudistes aient successivement dirigé le Cameroun depuis 1960. Il se dessine ici une transition politique comme une rotation de la gouvernance du pays entre différents grand groupes ethniques comme cela est le cas dans les tontines camerounaises. Le cinquième modèle de transition est le fédéralisme communautaire de député et président du PCRN Cabral Libii. C’est un modèle de transition basé sur ce qu’on peut appeler « la communauté magique » à savoir que tous les problèmes internes et externes du Cameroun ont pour solution un retour aux frontières communautaires plus adaptées, d’après son promoteur, aux réalités politiques camerounaises. Le sixième modèle de transition est le génocide des Bulus, ethnie au pouvoir. Modèle promu par l’universitaire Patrice Nganang qui soutient que le régime Biya est un pouvoir Bulu et que ce sont les Bulus qui tuent les anglophones et sont seuls comptables de l’état du Cameroun depuis 1982.

La transition politique ici est l’éradication du pouvoir Bulu synonyme des Bulus. Le septième modèle de transition est l’Etat fédéral via une balkanisation du Cameroun en plusieurs Etats fédérés (fédération Ekang, Grassfields, NOSO…). C’est un modèle qui se présente comme une des modalités possibles du fédéralisme communautaire de Cabral Libii. Le huitième modèle de transition est le Franckisme porté par « le mouvement Franckiste » dont le but est d’assurer une forme de « Biyaïsme sans Biya » en portant son fils Franck Biya au pouvoir après son papa dans une sorte de succession matrimoniale où le système en place se reproduirait grâce au capital politique, social, économique et géopolitique du père transmis au fils. Des banderoles allant dans ce sens ont été hissées dans plusieurs artères de la ville de Yaoundé le jour de la visite de Macron au Cameroun. Le neuvième modèle de transition est la transition politique du Cameroon People’s Party (CPP) de la femme politique camerounaise Kah Walla. Cette transition prévoit un ensemble d’étapes dont la condition première est le départ de Biya du pouvoir et la dernière l’organisation des élections par un gouvernement de transition dont le chef n’est pas candidat aux élections. Le dixième modèle de transition est celui du coup d’Etat militaire qui, en cas de « désordre transitionnel », peut décider de prendre le pouvoir.

Il va sans dire qu’avec un tel tableau, le modèle que promeut Achille Mbembe et Macron, à savoir celui de la France qui aide et favorise la transition démocratique au Cameroun a du pain sur la planche. Il doit trouver une congruence qui puisse mettre en dialogue les dix dynamiques que nous venons d’énumérer, mais aussi capable de les orienter vers des objectifs réellement démocratiques étant donné qu’elles n’ont pas toutes des visées démocratiques.

– Pensons contre Achille Mbembe : Quelle démocratie pour l’Afrique ?

Le paradigme que semble promouvoir Achille Mbembe au Cameroun est celui de la grande puissance démocratique, ici la France sous Macron, qui vient assurer/provoquer/instituer la transition démocratique dans un pays africain (le Cameroun) en se mettant en liaison avec les forces vives internes avides de changement. Une telle stratégie pousse à plusieurs interrogations. Une des interrogations revient à mettre en lumière le fait qu’un tel modèle transitionnel, si on prend les cas historiques des transitions allemande et japonaise sous l’égide des USA, n’a de grandes chances de réussite que lorsque le pays assisté est sous occupation pendant longtemps après une défaite au sens de perte d’une guerre elle-même approchée par Michel Foucault comme la continuation de la politique par d’autres moyens. Cela a effectivement été le cas de l’Allemagne et du Japon après la Deuxième Guerre mondiale. Cette condition, non seulement n’est pas remplie au Cameroun en particulier et en Afrique en général, mais aussi le Cameroun et l’Afrique sont des entités constituées de peuples foncièrement allergiques à toute pratique qui rappelle le système colonial. Il est donc très peu probable que le Cameroun où Um Nyobè s’est battu et a laissé sa vie pour combattre l’occupation française, soit compatible avec une transition pilotée par la France sans que cela ne débouche sur une guerre ouverte.

Un Cameroun où la mémoire « upéciste » structure encore profondément l’imaginaire politique populaire considérerait cela comme un second meurtre de Um Nyobè et de son indépendance, étant donné que le prix à payer serait un renoncement à la liberté de décision et l’acceptation d’une forme d’occupation politique. La probabilité que la réaction au paradigme transitionnel Mbembe/Macron soit négative dans toute l’Afrique risque aussi d’être très élevée. Nous n’en voulons pour preuve que le rejet massif des Africains du projet européen proposé par l’Allemagne de lutter contre l’immigration clandestine en soutenant l’industrialisation de l’Afrique à travers la construction de grandes villes africaines à chartes, types Hong Kong, gérées par l’UE, le FMI et la Banque mondiale. La conclusion qui en sort est celle-ci : les Africains ont une très longue mémoire par rapport au fait colonial et se montrent rétifs par rapport à tout ce qui réveil les souvenirs de ce fait colonial. En conséquence, seules les réformes démocratiques qui respectent ce tempérament et le régime d’historicité qui en découle sont capables d’être acceptées par les peuples africains qui, autrement, entreront en rébellion de multiples manières contre des initiatives réformatrices dégageant des relents néocoloniaux.

Une autre observation qui découle des élections africaines et des crises post-électorales inhérentes montre que les Africains contestent les résultats des urnes pas automatiquement parce que les élections ont été truquées, mais dès le moment où il existe le moindre soupçon que la France est favorable au candidat vainqueur. Nombreux de mes travaux montrent qu’il se développe en Afrique une approche morale et nationaliste de la démocratie où, aux yeux des peuples africains, la figure de la France est automatiquement synonyme d’immoralité politique et de tricherie. Pour les Africains c’est le candidat qui critique la France et se montre nationaliste qui doit gagner les élections même si c’est le candidat soutenu par la France qui a effectivement gagné dans les urnes car cette victoire ne peut être que la résultante de la main de la « Françafrique ». Ce n’est pas aux peuples Africains de se soigner de ce profond sentiment anti-français mais à la France elle-même de se débrouiller à en sortir en regardant les « virus politiques » déversés en Afrique par son histoire avec ce continent.

Cela étant, la démocratie, en arrière-fond des interventions française et américaine en Côte-d’Ivoire et en Libye, a été la principale pierre d’achoppement idéologique entre Africains divisés, grosso modo, en quatre groupes de pensée politique dont les rapports relatifs de pouvoir vont certainement structurer l’avenir du champ politique subsaharien : les ultralibéraux ; les libéraux modérés ; les culturalistes centristes ; et les ultra-culturalistes.

Dans l’ensemble, les libéraux, très peu nombreux, partagent les principes de la démocratie libérale postcommuniste. Ils sont adeptes de « la fin de l’histoire » dans le domaine des systèmes politiques et économiques où il faut tout bonnement copier l’Occident si l’Afrique veut se développer autant politiquement qu’économiquement. Les libéraux modérés estiment que les valeurs occidentales doivent s’abreuver au puits des cultures africaines et être adaptées. Les ultralibéraux sont développementalistes. Ils soutiennent que l’économie de marché et la démocratie libérale postcommuniste sont les seuls modèles universels de développement en ce sens qu’ils doivent s’appliquer partout suivant les mêmes principes qui transcendent les cultures. Point de vue limité à une frange de l’élite africaine fortement occidentalisée.

L’approche de la démocratie et du développement des culturalistes est, non seulement la plus répandue, mais aussi, la plus partagée par les populations africaines. Elle fait opposition aux libéraux ultras et modérés. Pour les Africains culturalistes, « la fin de l’histoire » des civilisations est récusée au profit d’une approche située du développement, du marché et de la démocratie. Les analyses qui s’en inspirent parlent ainsi, non du développement en Afrique, non de la démocratie en Afrique et encore moins du marché en Afrique, mais de démocratie, de développement et de marché africains, car inspirées des luttes historiques de libération du joug colonial, des traditions solidaires des peuples et de leur éthos séculaire des affaires. Chaque civilisation doit s’inventer un mode de régulation politique, économique et social qui, non seulement obéit à son code culturel, mais aussi, s’attaque à la résolution des problèmes concrets et singuliers d’un peuple. Jean François Bayart partage cet avis en affirmant « qu’il ne peut y avoir de vraie démocratie, voire de vraie République, au sud du Sahara sans que celles-ci reconnaissent politiquement, d’une manière ou d’une autre, la tradition, l’habitus, le sens pratique de la condition servile dans son passé, son présent et son futur antérieur ».

Cela revient à interroger le comment et le pourquoi de l’orientation de la société africaine dans l’environnement qui est le sien afin d’éviter une matérialisation désincarnée de la démocratie et de l’économie de marché ignorant l’éthos subsaharien dans tous ces domaines. Dès lors, une des grandes problématiques à laquelle donne lieu le paradigme néolibéral en Afrique est la discussion relative aux oppositions entre l’approche libérale et l’approche culturaliste du développement, de la démocratie et du marché.

Les culturalistes centristes pensent que l’avenir institutionnel, normatif et procédural de l’Afrique est dans une sorte de contamination civilisationnelle réciproque situant le continent africain dans une culture métisse sur le plan du développement politique et économique. Il existe cependant des ultra-culturalistes suivant lesquels le développement, le marché et la démocratie devraient être d’essence populaire par auto-institution de la société au sens de Castoriadis. Ici, l’acteur populaire et ses coutumes traditionnelles sont l’alpha et l’oméga de tout processus. D’où l’attrait que les révolutions tunisienne et égyptienne exercèrent sur les ultra-culturalistes souhaitant qu’elles fassent tache d’huile en Afrique subsaharienne. Mais est-ce possible ?

La meilleure façon de répondre à une telle interrogation est de mettre en exergue les différences entre les dictatures subsahariennes et les dictatures égyptienne et tunisienne. Les dictatures subsahariennes semblent plus difficiles à combattre que les régimes de Ben Ali et de Moubarak où toute l’opposition était muselée, la libre expression sévèrement censurée, et le peuple tenu en laisse par des États presque policiers. La révolte y a été d’autant plus brutale et violente que l’étouffement fut total et de longue durée. Tel n’est pas le cas en Afrique subsaharienne où les partis d’opposition sont autorisés et où certains de leurs leaders participent au pouvoir politique des dictatures vieilles de plus d’un quart de siècle (cas du Cameroun, du Mozambique…). De même, la liberté de la presse est parfois surprenante et le zèle des journalistes assez élevé en Afrique subsaharienne. Ce sont des dictatures en mode accordéon. C’est à-dire plus sournoises et plus difficiles à combattre à cause du jeu de desserrement et de resserrement des libertés quotidiennes qu’affectionnent les présidents en place selon qu’ils veulent faire triompher l’illusion démocratique des démocraties libérales post-communistes, ou montrer qui commande effectivement sur le terrain.

Cette diversité idéologique foisonnante par rapport à la démocratie est partie prenante, avec d’autres paramètres que nous ne pouvons développer ici, des ingrédients qui concourent à la construction d’une forme de démocratie africaine. Elle se déploie dans une Afrique où l’héritage précolonial travaille autant les aspirations démocratiques des populations que les référents occidentaux de la démocratie libérale sans oublier la marque que lui donne la longue mémoire des Africains par rapport au fait colonial. C’est un dynamique idéologique qui, pour paraphraser Achille Mbembe, fait de l’Afrique son centre propre dans la construction incrémentale de sa démocratie. Aussi, peut-on se demander si le Cameroun en particulier et l’Afrique en général peuvent toujours être leurs centres propres lorsque les transitions sont parrainées par une ancienne puissance coloniale qui met comme objectif de son quinquennat la transition dans un pays souverain comme le Cameroun.

N’est-ce pas de l’impérialisme à l’état pur que de piloter depuis la France une transition au Cameroun ? N’est-ce pas là ce que les Africains refusent depuis toujours de la Françafrique ? Il n’est pas démontré qu’Emmanuel Macron, banquier, Président français et donc représentant des intérêts de la bourgeoisie qu’il l’a installé au pouvoir, viendra assurer une transition au Cameroun et en Afrique en se débarrassant des intérêts de la classe bourgeoise française dont l’impérialisme français sert les intérêts transnationaux. La preuve en est qu’attiré surtout par le commerce et l’économie, Macron est accusé en France, non seulement de construire une Etat français start up, mais aussi d’être le président des riches qui, seuls, voient leur vie s’améliorer sous ses deux mandats. Alors le président français des riches français peut-il réussir une transition pour les pauvres Camerounais ? Un banquier mondialiste et membre de la sphère globale de la domination capitaliste peut-il rendre justice à l’esprit politique émancipateur d’Um Nyobè dont le positionnement idéologique était à gauche de l’échiquier politique moderne et qui, d’après Achille Mbembe, s’auto-construisit comme acteur libre sans attendre une intervention extérieure à lui-même ? À quoi auront servi les guerres de libération à travers lesquelles séditieux et factieux africains à l’ordre colonial rêvèrent de créer des Etats souverains comparables à ceux de leurs anciens maîtres, si ce sont les descendants de ces anciens maîtres qui viennent faire les transition politique en Afrique au XXIè siècle ?

– Qu’est-ce que des transitions pilotées par les forces extérieures ont fait de l’Afrique jusqu’ici ?

Puisqu’il est question de transition au Cameroun soutenue par la France dans la publication d’Achille Mbembe du 4 août 2022 dans jeune Afrique, réglons donc notre focale analytique sur ce que les transitions pilotées de l’extérieur ont jusqu’ici fait du continent africain et de ses Etats. Pour cela, analysons, à grandes enjambées, quelques évènements relevant des dynamiques exogènes et de leur impact sur l’Afrique : la conférence de Berlin de 1884 ; la conférence de Bandung de 1955 ; les ajustements structurels de 1980.

La conférence de Berlin de 1884 a ceci de particulier qu’elle table sur le partage du continent africain entre grandes puissances occidentales sans aucun Africain autour de la table. L’esprit de Berlin incarne donc le modèle de base de ce qu’on peut appeler la transition de l’Afrique assurée par les grandes puissances occidentales en l’absence de l’Afrique. Modèle transitionnel de base qui pose les fondements de ce que nous appelons aujourd’hui « la chasse gardée » ou « le pré carré » français en Afrique, étant donné que c’est cette conférence qui entérina les réalités de zone d’influence, d’occupation effective, de domaine colonial et de mise en valeur de celui-ci. Le moins que l’on puisse dire est que ce modèle transitionnel de base a complètement balkanisé et privatisé le continent africain au profit des puissances colonisatrices occidentales. La transition politique a donc bien eu lieu à travers l’érection de l’Etat colonial comme forme politique pertinente de l’empire colonial, mais elle a fait transiter l’Afrique d’une Afrique précoloniale libre vers une Afrique occupée par les puissances occidentales.

La conférence afro-asiatique de Bandung est un autre grand évènement qu’on peut examiner à l’aune de la transition politique du continent africain. L’esprit de Bandung est cependant différent de celui de Berlin en deux points principaux. D’une part, l’Afrique est présente à Bandung à travers plusieurs de ses leaders de cette période. D’autre part, c’est un esprit de libération du joug colonial et notamment de l’embrigadement du monde dans l’affrontement Est contre Ouest généralement appelé Guerre Froide. D’où la naissance du non-alignement auquel participa l’Afrique à travers des expériences politiques nationales à la fois communistes (Congo Brazzaville, Bénin, Tanzanie, Mali…), capitalistes (Côte d’Ivoire) ou mixtes (Cameroun ou existent à la fois le marché et les plans quinquennaux). Un autre effet en Afrique de cette transition est un ensemble de guerres par procuration où le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est se battirent par Etats africains interposés (cas du Cameroun, de la RDC, de l’Angola…).

Un effet dévastateur pour l’Afrique de cette période a été tant la perte de vitesse de la version radicale de l’Union africaine suite à l’infiltration de la guerre froide entre le groupe de Monrovia et le groupe de Casablanca, que la liquidation politique et physique du leadership politique africain (assassinat de Um Nyobè, de Félix Moumié, de Patrice Lumumba, de Modibo Keïta, de Rwagasore…). En assassinant le leadership politique africain, les puissances occidentales placèrent les Etats africains entre les mains des Africains qui étaient prêts à accepter des indépendances de façades en gardant des rapports clientélistes et d’allégeance avec l’Occident. D’où une trajectoire dictatoriale qui a précipité l’Afrique sous les fourches caudines du néocolonialisme qui, de 1960 à 1980, fit la pluie et le beau temps des transition politiques en Afrique. Quelques épisodes mémorables de cette période sont la valse des présidents à la tête de la RCA sous l’impulsion de la France, les coups d’Etat du mercenaire français Bob Denard, le financement des guerres par Elf au Congo Brazzaville etc.

Par rapport à la conférence de Bandung où l’Afrique et d’autres nouveaux pays indépendants essayèrent de construire leur autonomie par rapport aux grandes puissances occidentales et la Guerre Froide, la dynamique de l’ajustement structurel (DAS) dès 198O est un grand retournement. En fait, l’échec d’un développement politique, économique et industriel autocentré visé par Bandung, réinstalla, comme en 1884, l’esprit de Berlin au cœur du développement de l’Afrique à travers les interventions du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris et du Club de Londres. Un élément saillant de cette période est le discours de la Baule de François Mitterrand conditionnant l’aide au développement des pays africains aux réformes démocratiques. L’Afrique, longtemps considérée comme trop jeune pour la démocratie, devait désormais démocratiser au pas de course dans une conjoncture de libéralisation tous azimuts pour harmoniser les conditions mondiales de l’accumulation capitaliste. La démocratie libérale postcommuniste s’est transformée en un impératif sous forme d’un kit à monter en mettant en place un multipartisme, un sénat, une commission électorale indépendante, une Constitution démocratique et en organisant des élections supervisées par des observateurs internationaux.

Cependant, le fait que l’Afrique contemporaine connaisse un retour en force des coups d’Etat et des régimes militaires applaudis par les populations et que ces coups d’Etat militaires y tuent moins de personnes que les troisièmes mandants de candidats dits démocratiquement élus, sont la preuve du cuisant échec en Afrique de cette démocratie en mode kit, c’est-à-dire pensée et routinisée ailleurs mais consommée en Afrique comme des friandises politiques ou du café instantané. Cette transition politique transnationale a complètement mis sous éteignoir une dynamique interne du champ politique africain. Dynamique qui, malgré ses imperfections, suivait son cours et n’était nullement semblable à un électroencéphalogramme plat.

C’est une réalité historique que la démocratie africaine ne se construira pas sans les influences de l’extérieur, notamment de la démocratie libérale occidentale. Mais les dynamiques exogènes ayant été des forces plus destructrices de l’Afrique et de son autonomie que constructrices de celles-ci, les peuples africains ont, avec raison, intégré les forces exogènes comme des écueils dans leur aspiration à la liberté. Il est donc légitime d’avoir de sérieux doutes quant à la stratégie du binôme Achille/Macron en Afrique car la France sous Macron n’a changé que de façon superficielle. Elle a soutenu la dictature de Deby et a installé son fils au pouvoir au Tchad alors qu’elle condamne Assimi Goïta. Elle a soutenu le troisième mandat de Ouattara en Côte d’Ivoire mais a condamné celui de Lansana Conté en Guinée. Elle garde pour cela la figure du colon manipulateur devant lequel les peuples africains revoient une force exogène, celle du néocolonialisme qui avance toujours avec des appâts qui masquent ses vrais objectifs.

Thierry AMOUGOU est l’auteur entre autres de : Qu’est-ce que la raison développementaliste ? Academia, Louvain-la-Neuve, 2020 ; Pandémisme ou les tremblements de l’anthropocène, Academia, Louvain-la-Neuve, 2022.

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