Interpellés tous les deux par la lutte contre la secte islamiste Boko Haram, les deux chefs d’Etat ne pouvaient rester plus longtemps en froid.Le magazine Jeune Afrique pose le problème dans l’une de ses récentes livraisons. Muhammadu Buhari et Paul Biya pouvaient-ils s’ignorer plus longtemps? Assurément que non. Le 15 juin, le nouveau président nigérian a annoncé son intention de se rendre à Yaoundé pour y rencontrer son homologue camerounais, le seul des chefs d’État de la sous-région impliqué dans la lutte contre Boko Haram avec lequel il ne s’était pas entretenu depuis sa prise de fonctions, le 29 mai 2015. A-t-il fait le premier pas? Probablement. Toujours est-il que sous la menace des fous et illuminés disciples de Shekau, la guerre dans laquelle les deux chefs d’Etat ont engagé leurs peuples respectifs, les obligeait, sous le regard de leurs homologues impliqués comme eux dans le conflit, à se parler.
La date du voyage n’est toujours pas connue, mais tout semble indiquer la fin des bouderies. Si pour le nouveau président nigérian, il est difficile de comprendre que son plus proche voisin ne soit venu à sa prestation de serment le 29 mai 2015, M. Paul Biya que des amis disent bien rancunier n’a pas oublié. D’où l’acrimonie personnelle dont on parle entre les deux présidents.
Elle remonte en effet à 1984. À l’époque, M. Biya vient d’échapper à une tentative de coup d’État. À la tête du Nigeria (il le sera de 1983 à 1985), M. Buhari, un Foulani, s’offusque ouvertement de la purge exercée contre ses cousins peuls dans l’armée camerounaise. Furieux, il accorde l’asile à plusieurs personnes soupçonnées d’être à l’origine de la tentative de putsch, dont MM. Ahmadou Adji, Bello Bouba Maïgari et Mohamadou Ahidjo, le fils de l’ancien président camerounais, dont Buhari était proche.
Le président camerounais qui sait encaisser les coups, apprécie peu, mais il tient à calmer le bouillant militaire. Il dépêche donc des émissaires à Abuja, mais ceux-ci sont éconduits. Jusqu’à ce que l’ancien président de l’Assemblée nationale, Salomon Tandeng Muna (anglophone) et Mohamadou Labarang, un jeune «nordiste» musulman (aujourd’hui ambassadeur du Cameroun au Caire), parviennent à rencontrer le général président. Avec la crise de Boko Haram, le président Goodluck Jonathan sera taxé de faiblesse face aux assauts répétés du groupe djihadistes. Une image de l’armée et de la diplomatie nigérianes qui ont prêté le flanc aux critiques les plus acerbes notamment de la part des milieux camerounais.
Au cours d’un entretien sur les ondes de RFI, le chercheur Gilles Yabi ne disait-il pas qu’«il y a au Cameroun une volonté de montrer que le pays n’a certes pas la taille économique et démographique du Nigeria, mais qu’il n’est pas non plus un voisin faible, dépendant et vulnérable».
Dans un tel contexte, le dialogue ne peut qu’être compliqué. Surtout que quand Goodluck Jonathan était encore au pouvoir, la presse camerounaise s’inquiétait déjà de l’absence de dialogue entre Abuja et Yaoundé. Ces dernières semaines, elle était devenue carrément alarmiste. M. Buhari ayant réservé, début juin, sa première tournée régionale au Niger et au Tchad, avant de s’envoler pour l’Allemagne à la rencontre des dirigeants du G7. Le 11 juin, ses homologues tchadien, nigérien et béninois repartaient à sa rencontre lors d’un sommet à Abuja, avant de s’envoler, quelques jours plus tard, à Johannesburg pour assister à un sommet de l’Union africaine.
Pluie d’interrogations dans les rues de Yaoundé où l’on veut croire à une lutte conjointe contre Boko Haram dont les attaques montent en amplitude chaque jour un peu plus. Ce notamment parce qu’on parle de la mise en place effective d’une armée multinationale. Dans les milieux diplomatiques des deux pays, des interrogations fusent. «Vont-ils enfin se parler?»
A cette question récurrente, un observateur est laconique : «Buhari n’a pas encore fait de déplacement au Cameroun. Mais Biya n’était pas non plus présent à la cérémonie d’investiture de Buhari». L’analyste politique et fondateur de Wathi, un think tank consacré à l’Afrique de l’Ouest, Gilles Olakunlé Yabi, est convaincu que la situation va se détendre. Il ajoute d’ailleurs que «le président camerounais est connu pour sa fréquentation peu assidue des sommets, sa présence à Abuja aurait pu donner le signal d’un nouvel élan dans les relations bilatérales».
Depuis sa médiation à Libreville où la fratrie Bongo se discutait le palais du bord de mer après la mort d’Omar Bongo, Paul Biya n’a vraiment plus jamais manifesté d’enthousiasme aux nouveaux chefs d’Etat de la sous-région. Autant il a ignoré Michel Djotodia, arrivé au pouvoir en Centrafrique à la suite d’une rébellion armée, autant il cache mal sa méfiance vis-à-vis de Muhammadu Buhari, le nouveau président nigérian. A l’investiture de ce dernier, le 29 mai dernier, Paul Biya n’a pas trouvé opportun d’assister à cette cérémonie. Il a dépêché Amadou Ali, le vice-Premier ministre chargé des Relations avec les assemblées, à Abuja pour le remplacer.
Les présidents du Cameroun et du Nigeria vont se rencontrer et se parler. Seulement, personne dans leur entourage ne donne les raisons de cette entrevue tardive. A Yaoundé, on dit cependant qu’en 1976, alors que cette tête couronnée de l’armée nigériane est nommé au poste de ministre du Pétrole et des ressources naturelles, après le coup d’état sanglant du lieutenant-colonel Murtala Muhammed, il devient l’un des défenseurs d’une thèse expansionniste qui visait à déposséder le Cameroun d’une bande de terre dans la région du Sud-Ouest, reconnue pour être très pétrolifère. Premier ministre d’Ahidjo à l’époque, Paul Biya n’a certainement pas oublié cet épisode. Surtout que ce projet d’expansion a débouché sur le conflit de Bakassi dans les années 1990.
Entre 1994 et 2006 en effet, un conflit frontalier a opposé les deux voisins autour de la péninsule deBakassi. La méfiance a été renforcée ces dernières années par le fait que, jaloux de sa souveraineté, Goodluck Jonathan n’a pas cru bon d’associer Yaoundé à la lutte contre Boko Haram. Mais cela n’explique pas tout.