Fuyant les combats entre séparatistes et forces de sécurité, de nombreux Camerounais tentent de rejoindre, au péril de leur vie, les États-Unis ou l’Europe.
La photo a fait le tour des réseaux sociaux au Cameroun. On y voit un homme couché à même le sol, la tête soutenue par une veste de survêtement roulée en boule, dans une forêt en Colombie. Félix Defang est mort alors qu’il tentait de rejoindre les États-Unis.
Il avait quitté le Cameroun deux semaines plus tôt. Né en 1974, cet enseignant en comptabilité au lycée technique de Fontem, dans la région du Sud-Ouest, tenait aussi une porcherie et une librairie. Père de trois enfants, il n’avait jamais rêvé de quitter son pays. « Je vivrai mon rêve américain ici, au Cameroun », disait-t-il à ses proches.
Mais en 2016, une crise a éclaté dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les deux régions anglophones du pays, dégénérant en conflit armé entre séparatistes et forces de sécurité. Déjà 530 000 personnes ont fui les violences, selon l’ONU. Félix Defang, lui, s’était réfugié à Dschang, dans la région de l’Ouest, avec femme et enfants.
Il avait abandonné sa maison, sa porcherie, toute sa vie… Chez sa belle-sœur, ce diabétique dormait sur un canapé. « C’était très dur. Félix avait toujours voulu ce qu’il y a de meilleur pour sa famille et ses enfants. Il ne dormait plus car il pensait à l’avenir », relate, en pleurs, Ida Defang, sa veuve, âgée de 34 ans.
L’enseignant avait finalement décidé de partir pour les États-Unis. Par le biais de connaissances, il avait contacté un réseau de passeurs et emprunté 4,5 millions de francs CFA (6 860 euros) auprès de sa famille, qu’il avait promis de rembourser une fois arrivé.
Le 10 mai, il avait quitté le Cameroun par avion, depuis l’aéroport international de Douala. Avec un groupe de Camerounais, Félix Defang était passé, entre autres, par le Bénin puis la Turquie, avant de rejoindre la Colombie.
Dès qu’il en avait l’occasion, il communiquait avec ses proches via WhatsApp. « Il me disait que c’était difficile, qu’ils marchaient beaucoup et que la nourriture était pleine de sel. Je lui demandais de boire beaucoup d’eau. Le 20 mai, il m’a dit qu’ils allaient entrer dans une forêt et marcher pendant quatre jours », poursuit Ida.
La jeune femme a appris la mort de son époux sur Facebook. Comme les autres, elle a vu la photo de son corps inanimé. Ses compagnons de route lui ont confirmé la nouvelle. « S’il n’y avait pas eu cette guerre, il ne serait jamais parti à l’aventure. Jamais », sanglote Hélène Atemnkeng, la belle-sœur chez qui l’enseignant s’était réfugié.
Fuir les balles et la mort
Comme Félix Defang, les anglophones sont de plus en plus nombreux à prendre la route de l’immigration clandestine, aidés par d’importants réseaux de passeurs. Les États-Unis et l’Europe constituent leurs principales destinations.
Le phénomène existait déjà bien avant la crise : comme ailleurs en Afrique, des Camerounais, francophones ou anglophones, risquent régulièrement leur vie pour fuir la pauvreté, espérant trouver une vie meilleure et venir en aide à leurs proches restés au pays.
D’après Yves Tsala, président de l’association camerounaise Solutions aux migrations clandestines (SMIC), on observe dans le pays une forte migration interne : des habitants de la région déshéritée du Nord-Ouest, plus particulièrement des jeunes, se rendent dans les zones francophones à la recherche d’un travail. « Avec la crise, ce mouvement s’est accentué. Il y a des arrivées massives dans les grandes villes et, de là, les candidats au départ cherchent toutes les routes possibles pour migrer vers l’international », souligne-t-il.
Malgré le durcissement des politiques migratoires en Europe et aux Etats-Unis, en dépit aussi des morts relayées régulièrement sur les réseaux sociaux et dans les médias, des jeunes anglophones rencontrés à Douala, Mbanga, Yaoundé, Kribi, Dschang et Bafoussam confient vouloir partir pour fuir « les balles » et « la mort », mais aussi pour « aider la famille » restée en brousse ou réfugiée dans les régions francophones. Beaucoup n’avaient jamais eu auparavant le projet de partir.
Certains privilégient les États-Unis, qu’ils tentent de rejoindre en passant par les routes et les forêts d’Amérique latine. Selon des médias américains, leur nombre a augmenté ces derniers mois. Bloqués au Mexique, ils attendent leur tour pour demander l’asile aux autorités américaines.
D’après l’agence Associated Press, en juillet, las de patienter depuis des mois, plus de 100 Camerounais ont bloqué des camionnettes d’immigration du gouvernement pour exiger plus de transparence sur le traitement des demandeurs d’asile sur liste d’attente. « Mon cousin est au Mexique. Il dit qu’il fera tout pour arriver aux États-Unis. Certains de ses amis ont pu traverser. Il attend son tour », confie un quinquagénaire à Douala.
« Seul mon cadavre pourra rentrer »
D’autres, comme Stephen, ont pris le chemin de l’Europe. A 32 ans, ce jeune déplacé venu du Nord-Ouest, rencontré en mai à Douala, se trouve actuellement au Maroc, où il attend « le bon moment » pour rejoindre l’Europe. « Je partirai quelle que soit la difficulté. Je dois aider ma mère et mes sœurs. Seul mon cadavre pourra rentrer », assure, via WhatsApp, à son meilleur ami resté au Cameroun, cet ancien étudiant et enseignant vacataire qui a perdu son frère durant la crise.
Jane, agricultrice et commerçante de Menji, dans le Sud-Ouest, âgée de 43 ans, a pris la route de la Libye en novembre 2017, laissant derrière elle ses quatre enfants à son père. Elle est morte en mer alors qu’elle se rendait en Italie. « C’est l’une de ses amies qui m’a annoncé la nouvelle, car je ne parvenais plus à la joindre », lâche avec tristesse le père, un s*e*xagénaire aux cheveux grisonnants, réfugié à Dschang.
Face à ces périls, de nouvelles destinations « sans risque » émergent. Les parents de Lucy, vivant en brousse, ont ainsi donné leurs dernières économies à un réseau acheminant les migrants vers la République de Chypre.
La jeune fille d’une vingtaine d’années, titulaire d’un BTS, y est allée en avion. Elle a été expulsée. Durant ce retour « douloureux », elle a fait escale en Turquie, où elle a demandé l’asile. Malheureusement, Ankara l’a renvoyée à son tour.
Rentrée au Cameroun début juillet, elle a fait un nouveau passeport et entend bien repartir « pour sauver [sa] famille ».
Edward Forbetiah Nkhangotiah comprend le désespoir de ces jeunes. Etudiant en lois internationales humanitaires, criminelles et droits de l’homme à l’université de Dschang, il a rencontré 256 déplacés anglophones dans le cadre de ses recherches pour son master.
Certains passaient des jours sans manger, d’autres mendiaient, des jeunes jadis élèves, étudiants ou travailleurs se retrouvaient livrés à eux-mêmes. De nombreux déplacés confient n’avoir jamais reçu d’aide alimentaire ou alors très peu, « juste pour quelques jours ».
Depuis trois ans, de nombreux établissements scolaires ont été désertés. D’après le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), plus de 80 % des écoles des régions anglophones ont fermé à cause des attaques et de l’interdiction de l’éducation imposée par des groupes armés. « Je pense que j’irai kidnapper quelqu’un et avec l’argent de la rançon, je partirai. Il faut que je mette ma mère à l’abri. Mon père est mort dans cette crise », raconte James, un jeune rencontré à Bafoussam (Ouest). Avant d’ajouter, l’air pourtant sérieux : « Je blague. »