Le socio-politiste analyse la nature du récent rapprochement du Tchad avec le Cameroun, pour faire front commun dans la lutte contre Boko Haram. Et, revient sur les causes qui plombent le processus d’intégration sous-régionale en Afrique centrale.
Quelle est la nature de l’implication du Tchad, dans la dynamique de soutenir les forces camerounaises ?
Déjà, première chose, les contours de la contribution tchadienne ne sont pas assez clairs. Et deuxième chose, les Tchadiens se rendent compte aujourd’hui que, Boko Haram est véritablement à leurs portes. D’où la nécessité de s’engager dans une perspective de réponse collégiale. Donc, il ne s’agit pas d’une action de philanthropie, mais d’une œuvre de petits calculs qui vient tout simplement ajouter au projet d’affirmation du leader tchadien dans la région.[pagebreak]Quel commentaire vous inspire la marche républicaine organisée à Paris le 11 janvier dernier ?
Cette marche laisse un double sentiment. D’abord, parce que c’est une bonne chose pour les uns et les autres, pour un État démocratique de ne pas se plier face au barbarisme, aux menaces terroristes, et au djiadisme qui opère aujourd’hui un renouvellement de son mode opératoire. En essayant de radicaliser les citoyens internes pour les tourner contre leurs propres États. Et à mon sens, c’est une marche qui est bien venue pour essayer de resserrer les Français entre eux. Mais, au même moment, en tant qu’Africain et à partir du contexte convoqué ici, c’est une marche qui me laisse un sentiment d’inachevé. C’est-à-dire, 17 Français valent un peu plus que l’ensemble des Africains qui sont éliminés quotidiennement par ces individus sans foi ni loi. Et on se rend compte là qu’il y a une réponse à géométrie variable. Où d’un côté, il y a des hommes qui demandent à être pris en compte et d’autres pas. C’est ce sentiment trouble qui nous amène globalement, à être plus ou moins écœurés par ce mouvement.
Et la présence d’une demi-douzaine de dirigeants africains à cette cérémonie ?
En effet, il est dans les agendas des dirigeants, d’avoir chacun des engagements qui sont les siens sur le plan international. Pour quelqu’un comme Ali Bongo (président de la République du Gabon, ndlr), qui ne connaît pas de problèmes de djiadisme et de terrorisme dans son pays, mais dont le pouvoir est aujourd’hui menacé, on peut se dire qu’il va probablement là-bas pour rechercher les soutiens afin d’asseoir son régime. Et en prenant le président nigérien (Mohammadou Issoufou, ndlr) qui s’est déplacé lui aussi, vous voyez que Boko Haram et le mouvement Al-Qaïda au Maghreb persécutent son pays. Il est tout à fait normal que les pays comme ceux-là, se sentent solidaires de ce qui arrive au niveau de la France. Et pour ce qui est du Mali, point n’est besoin de rappeler l’histoire récente de ce pays qui, a bénéficié des engagements français : c’est donc une démarche de gratitude à l’endroit de François Hollande. Pour le Sénégal, il s’agit probablement d’essayer de soutenir les idéaux de la démocratie. De prime abord, on pourrait le voir ainsi.
Mais sur un autre rebord, ça nous laisse un sentiment d’inachevé. Parce qu’une fois après Paris, peut-être, eut-il fallu regarder à l’intérieur du continent (Afrique, ndlr), et se poser la question qu’est-ce qui est fait par ces chefs de l’État pour apporter une réponse collective à un phénomène ou une menace qui est tout aussi de nature collective.
Quelques perspectives dans le sens d’une lutte collective
C’est difficile, même s’il y a un certain nombre de choses qui se mettent en place. Parce que les agendas politiques intérieurs, de part et d’autres, peuvent empêcher la mise sur pied d’une lutte vraiment collective. Le Nigeria par exemple, doit faire face à une élection présidentielle au cours de cette année (février prochain, ndlr). Et cette échéance électorale fait que le pays ne peut pas véritablement s’engager à mettre toutes ses forces dans le combat contre Boko Haram. Ce d’autant plus qu’on sait que la secte a longtemps joué comme un acteur de la scène politique intérieur, au niveau du Nigeria. Ce sont des gens qui ont été utilisés par un certain nombre d’entrepreneurs politiques pour frapper des coups contre le camp adverse, avant de devenir véritablement une organisation qui soit une menace contre l’État. Mais, il faut reconnaître qu’à court ou moyen terme, la solution ne réside qu’au niveau de cette coalition des moyens, de cette mutualisation des forces pour venir à bout de cette menace terroriste.
Un an après la décision des chefs d’État de la Cemac (Communauté économique des États de l’Afrique centrale) annonçant l’effectivité de la libre circulation des personnes dans la sous-région, au terme du sommet extraordinaire de Libreville de juin 2013, et au moment où se joue la Can (Coupe d’Afrique des nations) en Guinée équatoriale, le processus d’intégration reste un mirage.
Qu’est-ce qui selon vous, explique cette situation ?
Il y a de nombreux problèmes qui existent au niveau de l’intégration sous-régionale en Afrique centrale. D’abord, c’est un problème d’égos. Il y a des égos qui s’expriment et qui sont quelque peu surdimensionnés. Et il y a que les chefs d’État sont pour la plupart aujourd’hui engagés dans une dynamique de la conquête d’un leadership sous-régional. Un chef d’État tel qu’Idriss Déby Itno (président tchadien, ndlr) est carrément engagé dans une logique ou entreprenariat de leadership sous-régional. Ces démarches individualistes et individualisées font que finalement l’enjeu communautaire est ravalé au second plan.
Et il en est de même du président équato-guinéen, Obiang Nguema Mbasogo, dont les récentes sorties pour le réaménagement des ressources humaines dans les institutions de la Cemac, notamment de la Beac (Banque des États de l’Afrique centrale, ndlr) et un certain nombre d’institutions engagées dans la gestion de l’intégration sous-régionale en disent long. Ce qui montre qu’il y a un problème de querelles de leadership.
Ensuite, il y a également les replis stato-nationaux d’un certain nombre de pays. La Guinée Équatoriale, par exemple, n’est pas prête à jouer véritablement le jeu au nom du fait qu’elle a découvert une manne pétrolière, qui doit lui profiter à elle seule. Également, quand vous allez du côté du Gabon, l’accès n’est pas du tout facile. Particulièrement, ces deux pays (Gabon et Guinée Équatoriale, ndlr) ont comme une sorte de peur d’être phagocytés par le Congo, le Cameroun… qui sont à côté d’eux. Mais ce sont des comportements de peur qui peuvent paraître légitimes quand on regarde le poids démographique de l’ensemble des pays de la sous-région.
Et enfin, on peut dire qu’il y a l’absence, sur le plan institutionnel, de directives qui soient obligatoires. Parce qu’en fait, s’il y avait eu des directives contraignantes, on n’en serait pas au niveau où on en est. Donc, je crois qu’il faut aussi questionner (finalement) la volonté politique même des dirigeants des pays de la zone Cemac.
Quelles sont les conséquences liées au refus des pays de la sous-région de faire chemin ensemble ?
C’est évident qu’aujourd’hui, on ne peut plus entreprendre le développement en faisant chemin tout seul. Que ce soient les grands pays tels que les États-Unis, dont on connaît la puissance économique, ont bien été obligés de se mettre dans une alliance nord-américaine avec le Mexique et la Canada, dans le cadre de l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain, ndlr), pour peser d’un poids certain. Et on connaît des regroupements économiques comme celui de l’Union européenne. C’est pour dire qu’en fait, plus on évolue en individuel, moins on a des chances de voir prospérer les chantiers allant dans l’optique de la conception d’un tissu économique de poids. Cette première option individualiste est, me semble-t-il, la première chose qui sape toute chance d’intégration sous-régionale.
Et la deuxième chose, c’est qu’il y a un refus de réconciliation de certaines sociétés avec elles-mêmes. En d’autres termes, il existe des sociétés transnationales telles que les Fangs qu’on retrouve aussi bien en Guinée Équatoriale qu’au Gabon. Et c’est l’histoire coloniale qui a voulu que ce peuple soit ainsi éparpillé. Il en est de même des Pygmées, dans la Tri-national de la Sangha, qui se retrouvent disséminés aussi bien au Cameroun, en République centrafricaine qu’au niveau du Congo, qui par le fait du partage des colons se sont retrouvés là.
Il me semble également qu’au niveau des échanges économiques, il y a bien quelque chose que les uns et les autres perdent. Même au niveau des échanges individuels. A mon avis, ce rétropédalage n’aide pas déjà beaucoup la Cemac, et chacun des pays pris individuellement.
Au regard de la persistance des guéguerres de leadership au niveau sous-régional, peut-on voir un jour concrétisé le projet des États-Unis d’Afrique ?
C’est un projet souhaitable, parce qu’en fait, si l’Afrique veut vraiment compter dans le concert des nations aujourd’hui, la perspective reste justement de rejoindre la logique de Kwamé Nkrumah, défendue par Cheik Anta Diop. Mais, pour en arriver là, il faut trouver aujourd’hui un certain nombre de mécanismes qui vont permettre que les individus, en allant ensemble, ne perdent pas pied à terre au niveau de leurs particularités. Et je ne désespère pas qu’un jour, cela soit quelque chose de réalisable. Peut-être, avec la montée d’une nouvelle élite au niveau de l’Afrique, laquelle élite n’accorde pas grande importance aux replis identitaires qui empêcheraient que le continent se retrouve et se réconcilie avec lui-même, et avec son histoire.
Quelle analyse faites-vous de la récente vidéo du leader de Boko Haram postée sur Youtube, laquelle met en garde le président Paul Biya ?
C’est une vidéo qu’il faut d’abord mettre en droite ligne -globalement- des modalités de réponses qui sont celles de Boko Haram. Parce que la secte islamiste, dans le travail qui est le sien, en termes de distillation de l’insécurité, n’opère pas uniquement sur le temps. Boko Haram a également recours aux moyens de communication. Et la propagande djiadiste passe par ces derniers. Il me semble que cette vidéo indique deux ou trois choses : la première, c’est que les forces de sécurité et de défense camerounaises ont effectivement fait mal à Boko Haram. Et le mouvement terroriste à ce niveau là, a besoin d’une propagande qui amènerait les uns et les autres à avoir peur. La deuxième, c’est que Boko Haram serait aujourd’hui en train de revoir sa stratégie eu égard à cette résistance qui lui a été opposée. Et la troisième, c’est que Boko Haram a peut-être globalement revu ses appétits sur le Cameroun, non pas à la baisse, mais cette fois-ci, à la hausse. Dans la mesure où les corridors qui lui servaient de ravitaillement ont été fermés. Et aujourd’hui, la secte serait probablement en train de se préparer à envahir d’une autre manière, une partie de l’Extrême-Nord du Cameroun. Il faut donc prendre cette sortie au sérieux, et y apporter une réponse appropriée.
Entretien: Pierre Amougou