Cher Maître,
Je te parle ici au nom de tous tes disciples.
Je vais parler de l’homme que nous avons rencontré, côtoyé et fréquenté comme étudiants à l’Université de Yaoundé, disciples, collègues à l’Institut des sciences humaines, amis au sein du « Club de philosophie Kwame Nkrumah » que nous avons fondé ensemble sous ton impulsion.[pagebreak]Nous voulons célébrer notre Maître, qui a formé toute une génération de philosophes et intensément marqué l’évolution de la pensée africaine depuis les années 60. Nous sommes fiers de t’avoir eu comme maître. Et voilà pourquoi nous t’appelions affectueusement « Le Maître ». Laisse-moi justifier ton magisterium que nous revendiquons. Car nous ne sommes pas de ces « héritiers sans passé »1 qui succombent à « la tristesse des générations sans maître ». Ils prétendent rejeter toute pensée monumentale et l’éloge des grands hommes qui seraient répressifs2. Mais quelle n’est pas notre surprise de voir ces individus désaffiliés, sans père ni mère, « sans maître ni Dieu », suivre n’importe quelle philosophie du jour, dans l’errance sans fin.
Cher Maître,
Nous sommes les enfants d’une tradition : celle que tu incarnes. La perspective anti-institutionnelle et la disqualification anti-systémique nous sont étrangères. Notre conviction est que toute subjectivité vivante et libre tient des appartenances à un « monde déjà-là », c’est-à-dire à un monde lui-même constitué d’« objets » et de « monuments » du passé du soi en tant qu’il est un ordre des significations3. Tu nous as appris que nul ne peut entrer dans l’univers des signes – mot qui a la même racine qu’enseignement -, que si la subjectivité est moulée par l’école et l’éducation. C’est la condition pour que l’acte de la création et du renouvellement spirituel et culturel se poursuive comme processus auto-instituant.
Cher Maître,
Tu le sais bien, à la naissance, l’homme ne choisit ni sa langue, ni son lieu de naissance, encore moins son inscription dans une généalogie, une parentèle, etc. Le rôle des institutions – de l’autorité, de l’ordre, du système, de la nécessité, de l’Etat – est de permettre, par l’éducation, que les consciences s’abandonnent ou obéissent « au sentiment de proportion et à l’expression spirituelle » liés à « la grandeur interne des monuments » intellectuels du passé afin qu’« en cette majesté des proportions qui dilate notre esprit comme au-delà de ses bornes, s’annonce la vraie grandeur » du travail infini de la créativité de l’esprit humain, comme le disait Schelling4. La vérité est que l’esprit humain puise toujours en effet dans le passé du soi. Ce dernier semble d’abord s’imposer à la conscience comme nécessité, « destin ». Mais seule la connaissance active et maîtrisée de la nécessité permet la parturition d’un esprit libre.
Cher Maître,
En nous entraînant à la pensée critique5 et à l’usage sage d’une raison vivante6 ; en ouvrant de nouveaux champs du savoir et de la recherche ; en proposant de nouveaux horizons intellectuels, tu nous as interdit d’être de simples épigones, des scolarques ou des scoliastes – adonnés à la répétition et à la reproduction stérile d’une tradition ossifiée. Si nous revendiquons aujourd’hui ton héritage philosophique, c’est pour le prolonger7 et le fructifier !
Cher Maître,
Cette adresse au mort n’est donc pas un mot d’adieu, mais un au revoir : « Va donc, salut à toi » !, comme le dit le texte égyptien du « Jugement des morts », dont tu n’as cessé de montrer la parenté avec le « Ndong Awu ». Ce n’est pas un adieu parce que ton esprit a donné des impulsions que nous sommes déterminés à poursuivre. Car notre regard n’est pas tourné vers le passé, mais vers l’avenir. Le travail et la lutte vont se poursuivre, installés que nous sommes au cœur de la méthode qui a guidé ton questionnement : la dialectique comme instrument suprême, pour penser les voies de la réalisation du « dessein final », qui a mobilisé chaque instant de ta vie, à travers un travail titanesque. Tu as en effet pensé la possibilité de la souveraineté réelle de l’Afrique comme levier de notre renaissance culturelle et de notre émergence à la civilisation moderne. Ce projet a été et reste au fondement de « la seule tâche proprement philosophique » de l’Afrique moderne » que tu as définie comme suit : « l’élucidation conceptuelle de l’anticipation de nous-mêmes dans un monde à promouvoir à la place de celui-ci […] avant tout la détermination de ce qui en nous est à subvertir pour que soit possible la subversion du monde et de notre propre condition dans le monde ».
Cher Maître,
Tu es allé à la rencontre des problèmes de ton temps, et pour cela, tu as construit un arsenal conceptuel qui a introduit les lumières de la raison dans un horizon brouillé par les identitarismes et les irrationalismes de toutes sortes. L’actualité politique et culturelle de notre temps montre que tu avais raison de te dresser contre les obscurantismes, les dogmatismes et les fanatismes. Pour toi, c’était cela la mission fondamentale de la philosophie. Quelle hérésie donc que d’affirmer par exemple que l’école, libératrice de la femme, de l’opprimé et de l’esclave, « est un péché » !
Cher Maître,
Ce n’est pas pour rien que tu as contribué à ouvrir l’Afrique à l’Ecole et à la Philosophie ! L’Ecole-Philosophie indique aux peuples opprimés et aux esclaves la voie de l’émancipation. Il s’agit là d’un aspect essentiel de ton legs qui vaut pour tous les continents, notamment ceux où les peuples noirs souffrent encore des affres de la servitude, de l’oppression, de la discrimination, des inégalités, de l’exclusion. C’est précisément cet aspect de ta pensée qui séduit tant en Amérique latine, où ton œuvre a commencé à être traduite et enseignée.
Cher Maître,
Permets-moi maintenant de m’attaquer à une question qui a pris un accent particulier à la fin de ta vie. C’est la question de la ploutocratie8, de la pleonexia – aspects essentiels du Marché mondial. Tu as sans relâche noté que le système mondial de domination et d’exploitation produisait des effets dévastateurs sur les plans social, politique, moral et culturel.
Cher Maître,
Grâce à toi, nous savons désormais que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le Marché ne serait là que pour dire le « vrai », le « beau », le « bien », le « juste ». Il s’est trouvé des idéologues pour formuler le besoin d’un pendant culturel à l’ajustement structurel. Ils ont alors parlé de l’« ajustement culturel » par le processus de l’appropriation (ownership) de ses conditionnalités dites démocratiques : État de droit, bonne gouvernance, extension des prérogatives de la société civile, reddition des comptes (accountability), etc. Le non-respect de ces conditionnalités signifierait, selon certains, le « refus du développement ». Ce qui reviendrait à s’acheminer vers le dépérissement politique (political decay), social, culturel et économique – et donc notre exclusion de l’histoire universelle, notre inscription structurelle dans l’anhistoricité. Mais ces conditionnalités macro-économiques sont appelées par les impératifs catégoriques ou absolus du libre-échange : la maîtrise de l’inflation et des déficits budgétaires, la dévaluation de la monnaie, la réorientation de l’économie vers le commerce extérieur pour avoir des devises afin de payer la dette, le bradage des actifs nationaux privatisés au franc symbolique, le non-recrutement à la fonction publique, etc.
Cher Maître,
Grâce à toi, nous savons désormais que ces processus ont produit un chômage massif, avec des millions de « conjoncturés » et de « déflatés ». Ceci a brisé les équilibres sociaux et ouvert la voie à toutes sortes d’irrédentismes. Ces derniers justifient le recours soit au coup d’ « État civil » par la « palabre africaine », soit l’appel à la violence armée comme modes d’accès au pouvoir. N’oublions pas cette forme de discursivité fondée sur une vision ethnique, romantique et antirépublicaine des nations, avec des discours sur l’autochtonie et le peuple originel (Urvolk) qui exigent que les « autochtones » aient plus de droit que les « allogènes »9. Comment perdre de vue les discours antipolitiques des idéologues des divers segments ethniques des bourgeoisies africaines en rivalité pour l’hégémonie et qui montent à l’assaut de l’État par la manipulation grossière des identités des origines.
Tu nous as appris que ce renouveau de la vision ethnique des nations est contradictoire en son essence même. Le principe de réalité de notre diversité culturelle et linguistique rend en effet impossible de penser la coïncidence entre la langue, la culture et le territoire, sauf à faire imploser nos fragiles États-nations. Ce principe signifie surtout la montée en puissance de la bourgeoisie africaine qui cherche à imposer à tous son ethos et son agenda, par la promotion du discours de l’inégalité. Surfant sur cet état de choses tout comme sur une Pentecôte exaltée qui prône une théologie de la prospérité et de la réussite individuelle, tu as su observer l’apparition d’une nouvelle race de pléonexes, de ploutocrates, de « manipulateurs de symboles », dans tous les secteurs de la vie sociale : escrocs, aigrefins, gentlemen-arnaqueurs, feymen, golden boys, aventuriers, brigands.
Dans la plus grande arrogance, ces « sans-gêne » se croient au-dessus des lois. Voilà pourquoi ces voyous t’irritaient tant. Ils t’irritaient d’autant plus que le système mondial de domination leur confère la mission messianique de miner de l’intérieur les familles et les sociétés les mieux établies. C’est désormais le cas en Libye, en Côte d’Ivoire, en RDC, au Nigeria, et, désormais, au Cameroun.
Le schéma hobbesien « des organisations sujettes (« politiques et privées ») » – « of systems subject, political, and private », me vient immédiatement à l’esprit. Ces organisations assujetties sont définies par Hobbes comme « privées » (private, privata), mais « illicites » (unlawfull). Hobbes y range « les compagnies de voleurs [¼] constituées en vue d’organiser au mieux leur activité de vol ; telles sont aussi les compagnies qui se réunissent [¼] de par l’autorité d’une personne étrangère » « pour propager plus aisément leurs doctrines et pour constituer un parti opposé au pouvoir de la République ».
Cher Maître,
A l’époque de Hobbes, la « personne étrangère », c’était la papauté qui constituait alors le centre du « monde catholique ». Aujourd’hui, et comme tu l’as constaté, c’est le grand capital lui-même qui régente nos pays par le biais des ses institutions : le FMI, la Banque mondiale, l’OCDE, l’OMC, l’OTAN.
Cher Marcien,
Les « voleurs » dont parle Hobbes sont aujourd’hui soit les « maîtres corporels » portés vers le crime et tant vantés par Jean-François Bayart et ses amis. Ce sont aussi les « voyous » obnubilés par une ascension sociale rapide, mais qui, en réalité, favorise les intérêts de l’oligarchie capitaliste. Que les nouveaux « maîtres corporels » et autres délinquants soient généralement d’intelligence avec l’étranger, voilà qui t’enrageait le plus. La hargne que diplomates et grands médias internationaux mettent pour défendre les criminels lorsque ceux-ci sont embastillés t’horripilait au plus haut point.
S’inspirant de l’œuvre de Schiller Les Brigands, Hegel analyse, dans la Phénoménologie de l’esprit, la figure du brigand ou du « hors-la-loi » sous le titre : « La loi du cœur et le délire de la présomption ». Obéissant en effet à la « loi du cœur » – sa loi à lui -, le brigand rejette la loi commune et prétend faire le bonheur du peuple à sa place, parce que, pense-t-il, ce qui est bon pour lui est censé être bon pour tous les autres. Or, Hegel insiste sur le fait que lorsqu’un tel être a pris le pouvoir dans la société, la loi de son cœur et de son désir devient une loi anonyme et impersonnelle10.
Cher Maître,
C’est un tel « système » de « criminalité » que la civilisation ultralibérale a imposé en flattant l’appétit des richesses. Après qu’elle a démoli les institutions et saccagé l’Etat, la nouvelle race de filous à l’ego boursouflé veut s’excepter des règles et lois communes11, pour imposer l’enrichissement « facile » ou « illicite » comme la norme, aggravant ainsi la pente corruptive et immorale de nos sociétés. Mais, le discours de retournement de ces nouveaux Calliclès réduit sans aucune pudeur les procès mani pulite au rang d’instruments d’une justice aux ordres qui chercherait à abattre politiquement des rivaux. Aussi, selon ce discours, ces processus s’appuient sur le lumpenprolétariat comme fer de lance d’une chasse aux sorcières qui développe le ressentiment des faibles qui, dans la ligne de la tyrannie suprême de médiocres, criminalise le succès et l’excellence12. Car, les faibles n’acceptent pas la justice naturelle du plus fort.
Cher Maître,
Ce discours est porté par de violents et bouillants idéologues dont l’hubris reste encore indomptée, parce que non encore convertie en justice. Pour les nouveaux machiavéliens et les nouveaux nietzschéens en effet, mentir, salir, ruser, tromper, braquer, détruire, tuer, être lion ou renard, sont une loi naturelle, l’existence étant pour eux une guerre sans loi. L’ontologie du pala pala (comme dit la poétesse Mani Bella), ou encore l’ontologie du chaos et du désordre sans règle et sans raison (défendue par Gilles Deleuze), a pour fonction de désinstitutionnaliser et d’installer une forme généralisée d’anomie et de cynisme. Aussi, être malhonnête, cruel et injuste pour réussir, va-t-il désormais de soi. Il faut donc s’éloigner de l’ordre de la loi pour faire le choix de l’ordre de la nature pour lequel commettre l’injustice ou porter des coups est naturel. C’était déjà la thèse de Calliclès dans le Gorgias de Platon. Cette thèse fut reprise par Nietzsche dans son livre, La Généalogie de la morale. Elle va contre toute morale et toute éducation démocratiques qui condamnent l’égoïsme et la cupidité.
Cher Maître,
Ta vision du monde que je viens de reprendre, et que tu as su incarner dans ta vie publique et privée, est à l’opposé de ces conceptions. Permets-nous donc de te dire au revoir, en citant un texte égyptien sur le « Jugement des morts ». Nous savons combien tu aimais ce texte qui te rappelait les grandes séquences du « Ndong Awu » :
« Je n’ai pas commis l’iniquité contre les hommes.
Je n’ai pas maltraité les bestiaux.
Je n’ai pas fait de délit dans la place de Maât
Je n’ai pas toléré de voir le mal.
Personne n’a demandé justice au Soleil- le Capitaine de la Barque- contre moi.
Je n’ai pas appauvri un pauvre.
Je n’ai pas desservi un serviteur auprès de son supérieur
Je n’ai pas empoisonné
Je n’ai pas fait pleurer
Je n’ai pas tué
Je n’ai pas donné d’ordre à un tueur.
Je n’ai causé de peine à personne.
Je n’ai pas diminué les revenus alimentaires dans les temples.
Je n’ai pas été pédéraste.
Je n’ai ni ajouté, ni enlevé au boisseau.
Je n’ai pas altéré une mesure de superficie »13.
Te voilà, Marcien, majestueux devant Maât.
Va donc, Marcien, « tu es pur, tu es pur, tu es pur » !
Salut à toi, digne fils de l’Afrique, dont le cœur ne bat plus, car tu as servi avec détermination et conviction Maât14.
« Le longtemps-type » est parti, mais il est parmi nous.
Que vive Marcien Towa, pour l’éternité !
Charles Romain MBELE
Chef du Département d Philosophie
Ecole Normale Supérieure
Université de Yaoundé 1
Courriel : [email protected]