Le chef de service de psychiatrie B à l’hôpital Jamot à Yaoundé et sous-directeur de la santé mentale au ministère de la Santé publique apporte des éclairages sur le projet qui vise à prendre en charge toutes les personnes atteintes de maladie mentale et errantes dans les sept arrondissements de la ville de Yaoundé.
Quel est l’état des lieux des personnes atteintes de la maladie mentale qui errent dans la ville de Yaoundé ?
Il y’en a de plus en plus. Notre dernière descente dans la rue qui remontait au 10 octobre 2020 faisait état d’environ 160 personnes atteintes de maladie mentale et errantes. Mais ce chiffre à ce moment n’était qu’approximatif car, lorsque nous rentrions ce jour-là, nous avons rencontré de nouvelles personnes dans cette situation. Nous nous sommes rendu compte qu’il y en avait beaucoup plus. Etant donné que notre activité se veut pérenne, nous ferons des descentes dans tous les arrondissements de Yaoundé. Dans un ou deux mois, nous communiquerons le chiffre exact de nos frères et sœurs, malades, qui errent dans les rues.
Quelles sont les causes de la présence de ces personnes malades dans la rue ?
La désinformation, la mauvaise information en ce qui concerne la maladie mentale et les problèmes de santé mentale sont des causes. Dans notre contexte, par exemple, l’origine de tout ce qui est trouble de comportement est mystique. On vous dira que la personne est possédée. Dans d’autres familles, on parle le plus souvent des personnes « sacrifiées », pire encore s’il agit d’une famille nantie. Et si on pense que la cause des problèmes de santé mentale est mystique alors, on va vers les prêtres exorcistes, les tradi-praticiens. Or, à la fin il n’y a pas d’amélioration, simplement parce que ces problèmes ne sont pas d’ordre mystique. Ainsi, on a tendance à abandonner les malades en estimant qu’ils sont responsables de leur situation. Consciente de cette problématique et dans ses missions d’assurer le bien-être des populations de la ville, la Communauté urbaine de Yaoundé, qui a en son sein, une direction des affaires sociales, en collaboration avec le ministère de la Santé publique, a pensé sensibiliser les populations sur les problèmes de santé mentale. Nous leur ferons comprendre que ces personnes sont simplement malades. C’est le cerveau qui peut secréter en trop ou en moins des substances qui perturbent son mode de fonctionnement qui est malade. Nous savons tous que c’est ce cerveau qui est la commande de tout. Imaginer, quel type de répercussions il peut avoir chez une personne lorsque le cerveau ne fonctionne pas normalement.
Quelles sont les causes de la maladie mentale ?
Les causes biologiques sont les premières. Cela arrive lorsqu’il y a des substances qui sont sécrétées en trop ou en moins et qui perturbent. Il y a aussi les causes génétiques. C’est-à-dire que lorsque nous avons un membre dans la famille qui a déjà souffert de la maladie mentale, on est prédisposé à en souffrir aussi. Tout comme c’est le cas avec le diabète ou l’hypertension.
Il y a également les causes psychogènes, sur le plan psychologique. Et à ce propos, nous aurons de plus en plus des problèmes de santé mentale dans notre société ; notamment le mal-être ou la maladie mentale. Simplement parce que le mal être règne dans notre société sur le plan conjugal, professionnel, familial. Les gens sont mal, des enfants subissent des abus, des sévices, ils sont stressés, ils perdent leurs proches… Nous avons par ailleurs des causes sociales comme les conflits, les crises. Actuellement, il y en a au Cameroun. Toutes ces situations peuvent provoquer la maladie mentale. Il y a également la consommation des drogues, des substances psychoactives…. Il y a actuellement beaucoup de phénomènes qui fragilisent l’individu et qui font en sorte que les problèmes de santé mentale soient un problème de santé publique. Il faut donc sensibiliser les populations sur la maladie et sur ses différentes causes possibles.
Vous êtes présidente du projet qui vise à prendre en charge ces personnes. Comment les repérez-vous ?
Il n’y a pas de stratégie particulière, tout le monde les voit au quotidien. Nous circulons dans les rues. Mais pour la sensibilisation communautaire, les équipes entrent dans les communautés et elles recensent les familles dont les membres sont dans la rue. Cette activité se fait en collaboration avec les familles. Nous recueillons un consentement éclairé de la part des familles. Nous ne cesserons pas de le rappeler : nous souhaitons amorcer la prise en charge de nos frères et sœurs qui sont dans la rue, mais cela ne pourra réussir que s’il y a ce troisième acteur que sont les familles et la communauté, simplement parce que la prise en charge n’est pas que médicale ; mais elle est également psychologique et sociale. C’est la raison pour laquelle, quand on a un membre de la famille qui est malade, on ne va pas l’abandonner à l’hôpital. Personne n’abandonne les diabétiques, les malades atteints de l’insuffisance rénale, on reste à côté d’eux, on vit leur hospitalisation, on les assiste, on les soutient. C’est un pan très important de la prise en charge. Mais nous ne comprenons pas pourquoi face aux problèmes de santé mentale, les familles abandonnent leurs proches malades. Cette maladie touche le cerveau, et fait en sorte que le malade ne réfléchisse plus normalement. C’est à nous de l’aider et de l’orienter.
100 agents sensibilisateurs, est-ce suffisant pour mener ce type d’opération ? Quelles sont leurs capacités à le faire ?
Ce sont des personnels spécialisés en santé mentale. Nous avons parmi ces agents : des psychiatres, des infirmiers spécialisés en santé mentale et des psychologues. Ces agents maîtrisent cette problématique. Ils ont été capables, et sont aptes à sensibiliser les familles et prêts pour la prise en charge.
Face à la violence ou la brutalité d’une personne atteinte de maladie mentale et errante, comment devront les agents sensibilisateurs ?
Nos équipes sont prêtes, conscientes du fait que les personnes malades ne jouissent pas de leurs facultés mentales, nous les prendrons contre leur gré.
Quels sont les moyens mis à la disposition de ces agents sensibilisateurs ?
Ce sont d’abord des bénévoles. Ces derniers ont choisi de venir en aide à leurs frères et sœurs. Ils auront tout de même une motivation car, nous souhaitons recevoir un appui d’ici là.
Après avoir récupéré les malades dans la rue, quelles sont les prochaines étapes ?
Après les avoir pris dans la rue pour les amener dans une formation sanitaire afin d’être pris en charge, les prochaines étapes seront de les aider, d’outiller les familles pour que ces dernières puissent les prendre en charge. Les agents sensibilisateurs ont été répartis par arrondissement et ils vivent dans ces arrondissements. Il est question pour eux de veiller à l’encadrement des malades sur le plan social. Ce travail se fera également avec les agents psychosociaux du ministère des Affaires sociales. Plusieurs structures se sont mises ensemble pour pallier ce problème.
Comment retrouverez-vous les familles de ces personnes ?
Avec les familles, c’est essentiellement la sensibilisation communautaire. Nous travaillerons en collaboration avec les chefs de districts et les chefs de comités de santé de districts. C’est ces derniers qui vont nous introduire dans la communauté pour qu’on puisse faire notre travail de sensibilisation et que les familles puissent adhérer à ce processus de prise en charge. Nous les remercions pour leur implication parce que c’est à travers eux que cette activité portera ses fruits.
Le projet a-t-il d’autres partenaires que la Communauté urbaine ?
Le Minsanté, le Minas, les sœurs d’Efoulan et quelques autres Ong sont des partenaires du projet. Ils nous accompagnent déjà dans cette sensibilisation. Mais nous aurons encore besoin de plus d’implication de la communauté pour pouvoir soutenir nos frères et sœurs qui sont dans la rue ; et des familles de ces derniers.
Quelle est votre stratégie pour amener les familles à prendre conscience de leur responsabilité dans l’accompagnement effectif et thérapeutique de leurs proches ?
Pour amener les familles à nous accompagner dans ce processus, nous avons opté pour la sensibilisation. Il faudrait qu’elles comprennent que les troubles de comportement, la maladie mentale, sont des maladies comme toutes les autres et que les personnes atteintes de la maladie mentale doivent être soutenues. Il y a toujours une possibilité de les récupérer.
Que comptez-vous faire pour améliorer ou changer la représentation sociale qu’ont les communautés des personnes atteintes de maladies mentales ?
Nous comptons essentiellement sur la sensibilisation dans les médias, les communautés, pour le changement des représentations socioculturelles, car nul est à l’abri. Nous avons tous des problèmes de santé mentale. Quand on parle de santé mentale cela voudrait simplement dire l’état de bien-être, cela permet à l’individu de se réaliser, de faire face au stress de la vie quotidienne, d’être productif et utile à la société, alors que la maladie mentale est une affection qui touche l’aspect intellectuel, affectif et comportemental. Un état de bien-être ne saurait être égal à une affection parce que dans notre contexte quand on parle de santé mentale les gens voient maladies mentales alors que c’est complètement faux. État de bien-être égale santé mentale, maladie mentale égale affection, donc ils sont diamétralement opposés. A côté de cela chaque fois qu’on dit à quelqu’un qu’il a un problème mental, il se fâche parce qu’il se dit qu’on le traite de « fou ». Non! Le problème de santé mentale se situe à deux niveaux. Le premier niveau est celui qui nous concerne tous, le mal-être. Quand vous perdez un être cher, vous ne pouvez pas dire où vous avez mal: c’est ça le mal-être, c’est ça le problème de santé mentale. Quand vous avez une déception amoureuse, vous ne pouvez pas dire exactement où vous avez mal, vous êtes dans un état de mal-être, c’est ça un problème de santé mentale. Quand vous êtes dans l’incapacité de payer la scolarité de votre enfant et quand on le met dehors, vous avez mal, est ce que vous pouvez dire exactement où vous avez mal? Non! Ça c’est un état de mal-être, c’est un problème de santé mentale. Mais si ce problème de mal-être n’est pas géré par l’individu ou si l’individu ne se sent pas soutenu par la société, il tombe donc au deuxième niveau de problème de santé mentale qui est la maladie mentale. C’est pour ça que nous disons que les problèmes de santé mentale, c’est la seule problématique de santé dans laquelle nous nous retrouvons. Quelqu’un peut faire toute une vie sans avoir le diabète, l’hypertension ou l’hépatite, mais personne ne peut faire toute une vie sans avoir un problème de santé mentale et, dans un premier niveau, de mal-être. Tous, nous le connaissons, nous le vivons peut-être même au quotidien, c’est la raison pour laquelle, tous, nous avons intérêt à comprendre ce concept ; tous, intérêt à comprendre que quand on parle de problèmes de santé mentale ce n’est pas seulement la maladie mentale dont on voit l’une des répercussions avec ces personnes qui errent dans les rues. Les problèmes de maladies mentales ne représentent que le 1/10 de toute la problématique de la santé mentale. Le reste soit 9 cas sur 10 nous concerne tous. Il s’agit du mal-être, ce mal-être là qui n’est pas une maladie mentale mais qui est à l’origine du trouble du comportement. Quand par exemple, on ne peut payer son loyer, on ne dort pas, on devient agressif, on s’énerve à tout bout de champ, ça peut aller dans tous les sens.
Une semaine est-ce suffisant pour mener une telle opération ?
Nous ne mènerons pas cette activité juste pendant une semaine. Nous ferons en permanence la sensibilisation durant l’année 2021 dans les médias. Sur le terrain, peut-être la sensibilisation se fera momentanément. Les stratégies seront adoptées en fonction du contexte et de l’évolution de la pandémie à Covid-19 qui sévit actuellement.
Pour toute famille qui veut collaborer à cette activité, qui veut qu’on l’aide à prendre en charge un proche dans la rue, un numéro vert du ministère de la Santé publique est ouvert : le 1510. Il est vrai que ce numéro est plus connu par rapport à la covid-19 ; mais il faut savoir qu’à travers ce numéro, on peut accéder à un nouveau service national d’assistance psychologique. On vous y orientera vers un personnel spécialisé en santé mentale qui vous demandera vos coordonnées pour les donner au comité d’organisation de notre campagne. C’est très important que les populations connaissent ce numéro.
Quels sont les résultats escomptés de cette opération?
Comme résultat nous aimerions que la perception des populations, des familles, en ce qui concerne les problèmes de santé mentale changent ; afin que ces malades puissent bénéficier du soutien, de l’accompagnement comme tous les autres malades. Nous souhaitons que les familles comprennent qu’on n’a pas le droit d’abandonner un individu parce qu’il a un problème de santé mentale. Si on abandonne un individu parce que son cerveau ne fonctionne pas bien, alors il faudrait qu’on ait le même comportement vis-à-vis de tous les malades.